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Nouvelle Série, L'Hebdo-Blog 218

Un mensonge au bord du trou

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Lorsque Freud écrit à Fliess, dans sa lettre du 21 septembre 1897, qu’il ne croit plus en sa neurotica [1], il cherche à comprendre pourquoi ses patientes mettent fin à leur traitement, comme si, face à son hypothèse d’une première rencontre sexuelle avec un père incestueux, un impossible était atteint. Il en déduit qu’il doit renoncer à croire à une liquidation des symptômes névrotiques et que l’événement traumatique de l’enfance soit toujours remémoré. Il se tourne alors vers le fantasme dont il précise qu’il n’arrivait pas à le différencier des souvenirs réels de ses patientes.

Un mensonge pour se faire être

C’est dans son livre J’ai menti [2], que Virginie Madeira témoigne avoir menti, lorsqu’à quatorze ans, elle dit à son amie, pour se rendre intéressante, que son père l’a violée. Elle lui demande de garder son secret, mais celle-ci s’empresse de le raconter et, très vite, la machine judiciaire se met en marche. Dans les interrogatoires qui s’en suivent, Virginie n’a qu’à hocher la tête pour dire oui ou non aux questions des policiers, des médecins, des juges. L’Autre sait. Elle n’a qu’à les conforter dans leur savoir. Cela va loin, puisque les experts gynécologues interprètent eux aussi qu’il y a eu viol, alors que Virginie n’a jamais eu de relations sexuelles. Le scénario de l’inceste est déjà écrit par l’Autre. À aucun moment, elle ne dément son dire. C’est comme si elle s’était attachée à sa propre parole et ne pouvait plus en sortir. Sa parole a fait sens pour l’Autre et cela lui a donné de l’être.

Ni la procédure de justice, ni la condamnation de son père à douze ans de prison, ni la séparation d’avec sa mère n’y ont rien changé. Virginie a fait sienne la vérité de son mensonge.

Le ressort du fantasme

On peut penser que c’est l’absence du fantasme être violée par mon père, qui est en cause dans ce mensonge. En effet, le ressort du fantasme étant de soutenir chacun d’être dans son monde, il apparaît que pour Virginie, cela fait défaut, voire trou. C’est parce qu’elle a un vide en elle, peu d’affect comme l’article du Monde [3] consacré à son livre l’indique – elle est parlée par l’Autre qui sait, qui décide, qui prend acte –, que Virginie s’enferme dans son mensonge. Elle se fait l’objet de l’Autre de la justice et de la médecine, de leur vérité comme de leur savoir jusqu’à former les preuves qu’il y a eu inceste. Elle n’éprouve aucun affect malgré la violence des examens médicaux qu’elle subit et la séparation d’avec sa famille. Elle supporte tout cela sans se sentir coupable, ni même concernée. C’est comme si elle était autre, non pas Autre à elle-même mais une autre dont on fait cas.

Le réveil se fait plus tard, quand elle va voir sa mère pour enfin lui avouer son mensonge. Alors, elle sort de son absence et met tout en œuvre pour faire sortir son père de prison. À ce moment-là, il y a nécessité pour elle sa faute. Elle est prête à en payer le prix. Il y a là une forme d’urgence à dire.

Qu’est-ce qui a pu la sortir de sa position de victime d’inceste ? Comment lire ce changement qui la pousse alors à reconnaître son mensonge et à vouloir le faire savoir ?

Une traversée sauvage

Il me semble qu’il y a eu une période où la jeune fille s’est logée sous le S1 « mon père m’a violée », occupant ainsi la place que l’Autre lui a assignée comme enfant victime d’inceste. Elle s’extrait de cette position au moment où elle avoue son mensonge à sa mère qui n’a eu de cesse de lui manifester son amour, malgré les difficultés liées à la procédure de justice. Il apparaît ainsi que la phrase « mon père m’a violée » est une forme de traversée sauvage d’un fantasme de viol, court-circuit en forme de mensonge qui a la particularité, comme Freud l’indique dans sa lettre, de rendre difficile le repérage de la différence entre la fiction et le souvenir réel. Il y a là un impossible. Dès lors, l’effraction propre à l’attentat sexuel pourrait se lire comme une forme dégradée de fantasme, un ersatz de fantasme sous l’énoncé d’un mensonge qui donne de l’être et porte le sujet à occuper une place dans le discours de l’Autre.

[1] Freud S., « Lettres à Wilhelm Fliess. Lettre 69. 21 septembre 1987 », La Naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1956, p. 190.

[2] Madeira V., Vital-Durand B., J’ai menti, Paris, Stock, 2006.

[3] Cf. Chemin A., « Un inceste imaginaire », Le Monde, 20 septembre 2006, disponible sur internet.

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