
« Il m’arrive de vous faire honte »
« Ce que mijote la droite de la droite » : ainsi titre à sa une L’express, sur fond de Marion Maréchal-Le Pen nous regardant [1]. Le Front National est donc devenu un parti de droite. Ni plus, ni moins, et surtout pas extrême. La montée des extrémismes est achevée : ils n’en sont plus. Honteuse, cette une ?
Lacan scande L’envers sur cet affect. Dans la toute dernière leçon, il part d’un constat : « Mourir de honte est un effet rarement obtenu », avant de prendre congé de ses auditeurs ainsi : « s’il y a à votre présence ici, si nombreux, qui si souvent m’embarrasse, des raisons un peu moins qu’ignobles […] c’est que, pas trop, mais justement assez, il m’arrive de vous faire honte » [2].
Si mourir de honte serait un quasi-impossible, en revanche avoir honte – se faire honte, dirait la pulsion – intriguerait suffisamment pour déplacer son corps jusqu’au Séminaire. La honte, d’être un affect, est affine au vivant : pour être affecté, il faut un corps mis en jeu. Lacan précise d’ailleurs dans cette même leçon comment l’être parlant a affaire à la honte de vivre, honte dont il peut soit jouir, soit vouloir en savoir un bout : là le sujet est convoqué à un choix.
La honte n’est pas spécialement à la mode. Les mutations de l’ordre symbolique ont entre autres effets de faire vaciller les signifiants-maîtres. La psychanalyse parie sur un désir pour la vie au-delà du simple fait d’être vivant plutôt que mort, d’être compté 1 plutôt que 0. Le désir de l’analyste vise à faire surgir chez l’analysant une curiosité envers le signifiant singulier qui l’a mordu. Hors pur cynisme, les éhontés sont des honteux qui s’ignorent, soit des sujets sérieusement décidés à ne rien vouloir savoir de la lettre qui le tient en laisse. Rencontrer un analyste peut faire qu’à la passion de la révolte se substitue, pour un parlêtre, l’éthique d’interroger la marque qui le détermine. La révolte est une collaboration : elle fait consister ce qu’elle dénonce. À l’envers du discours du maître, le discours analytique met l’objet a aux commandes, et dévoile qu’à la place vide de l’Autre méchant, git pour chacun l’abjection de sa propre jouissance.
La France, contrairement à nombre de ses voisins européens, persiste à dire non au fascisme d’extrême droite – fut-ce avec une pudeur de gazelle, du bout des lèvres et en se pinçant le nez. Le pire n’est pas encore tout à fait advenu, mais il affleure. Marion Maréchal-Le Pen nous regarde jouir, confiante en cette vague sur laquelle surfer. Parviendrons-nous, de ce regard qu’il ne suffit pas de dire infâme, à nous faire honte ? Ou cultiverons-nous notre passion de l’indifferenz [3], sous couvert de révolte ou de dégoût ?
[1] L’express, n°3485, semaine du 18 au 24 avril 2018.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, leçon du 17 Juin 1970, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1991, pp.209-223.
[3] Miller J.-A., « Point de capiton », La Cause du désir, n°97, Navarin éditeur, paris, 2017, pp. 91-94.
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