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Événements, L'Hebdo-Blog 143

Mariages sur les rives du Rio Machado

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« On sait que la promotion du mariage monogamique intersexuel est une invention récente, après tout, dans la valeur qu’il a aujourd’hui. Le mariage polygamique est, par exemple, parfaitement compatible avec l’ordre social – on en a des exemples sur de très longues durées et de grandes étendues. » [1]

En 1938, Claude Lévi-Strauss rencontre les Takwatip, des Indiens Tupi-Kawahib, sur la rive droite du Rio Machado. Ils ont été déplacés depuis une vingtaine d’années en raison de leurs talents de piroguiers. Certains parlent approximativement la langue portugaise qui est entrée en Amazonie depuis près de 400 ans.

Lévi-Strauss évoquera en 1955 l’exploration de la forêt qui les entoure et leurs habitations qui laissent passer le soleil en raies fines. Il est probablement un des derniers à les avoir rencontrés, ce qu’il mentionne.

Le chef des Tupi-Kawahib est décrit comme « toujours joyeux » [2]. Il peut se lancer dans l’exécution de farces théâtrales qu’à lui seul il compose en faisant usage d’une douzaine de voix. Lévi-Strauss assistera à une telle représentation, une nuit durant, jusqu’à la transe de ce chef.

Qui dit chef songe souvent à une divination incarnée avec ses attributs, lequel concentre et répartit la libido de la communauté. En première approximation et du fait de la puissance attribuée à ce mâle supposément dominant qui démultiplie les conquêtes à l’envie, on pourrait parler de polygamie. Or, ledit chef n’est pas ordinaire et présente quelque affinité avec le féminin. Il joue de ses charmes, commerce, organise, négocie, et met en joie la tribu par son activité sexuelle. Il ne se réduit pas à une posture de collectionneur, il soutient l’humeur du moment autour de lui.

Lévi-Strauss se décentre alors de la figure commune du polygame et parle de polygynie et de polyandrie pour les membres de la communauté. La première pour les hommes, dont le chef ; la seconde pour les femmes. Il ne s’agit pas tant d’une possession de plusieurs épouses ou de plusieurs maris, mais d’une épouse et de plusieurs compagnes ou d’un mari et de plusieurs compagnons ; permettant ainsi aux adolescents de connaître une inscription et de les soustraire de l’errance. Le statut de chacune et de chacun pouvant varier dans le temps, leur nom pourra aussi changer à chacune de ces modulations.

En 1986, à l’occasion d’un cycle de trois conférences données à Tokyo, Lévi-Strauss reviendra sur cette rencontre avec les Tupi-Kawahib dont il dira toujours regretter qu’elle fût trop courte. En trente ans, la question du décrochage entre mariage et procréation a fait irruption dans les débats occidentaux, à la faveur des évolutions médicales qui permettent des combinaisons que les systèmes juridiques n’ont pas inscrites. Un mari étant communément un père, une femme communément une mère, fermez le ban une fois le riz jeté sur le pavé des noces. Cette linéarité fut admise à peu de frais comme naturelle, puisque culturellement instituée.

Lévi-Strauss fait alors remarquer que les peuples ne se distinguent pas tant par les équations démographiques (pyramide des âges, répartition par sexe …) qu’ils rencontrent que par les inventions qu’ils fabriquent pour y répondre. Prudent, il précisera dans différentes contributions qu’il ne s’agit pas pour autant de copier sine die des pratiques culturelles mais de montrer la capacité plastique de ces inventions.

Car, par la régulation qu’autorisent la polygynie et la polyandrie, combinée au lévirat, qui autorise le frère d’un défunt d’épouser sa femme seule (Lévi-Strauss soulignant qu’il existe au Tibet une combinatoire similaire avec les sœurs), les femmes élèvent en commun leurs enfants « sans se soucier si l’enfant dont telle ou telle s’occupe est le sien » [3]. Ajoutant à cette remarque des enseignements issus des pratiques africaines basées sur le même principe, Lévi-Strauss remarque qu’il peut arriver que des « couples formés de deux femmes et que, littéralement parlant, nous appelions homosexuels, pratiquent la procréation assistée pour avoir des enfants » [4].

Ainsi, questionnant la paternité individuelle et la maternité individuelle, Lévi-Strauss démontre que les évidences, en ces matières, n’existent pas. Ce n’est pas le moindre de ses mérites.

[1] Miller J.-A., « Vous avez dit bizarre ? », Quarto, ECF, n°78, 2003, p. 13 de l’édition numérique

[2] Lévi-Strauss C., Tristes tropiques, Paris, Plon, (1955), réédition Pocket, 1984, p. 379 & sq.

[3] Lévi-Strauss C. L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne, Paris, Seuil, 2011, p. 70

[4] Ibid., p. 71

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