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Nouvelle Série, L'Hebdo-Blog 215

L’une des leçons de la folie

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Dans son texte « Sur la leçon des psychoses », Jacques-Alain Miller souligne combien la question de la folie est une question éthique qui s’inscrit au regard du devoir de bien dire [1].
Il souligne que la thèse de Lacan, dans « Propos sur la causalité psychique »[2], celle de la liberté dans la folie, est la seule propre à distinguer les maladies neurologiques de la folie proprement dite. J.-A. Miller précise dans ce texte que ce débat Henri Ey-Lacan « n’est pas clos », « il se poursuit de nos jours, et […] nous sommes appelés à y tenir notre place, en tant qu’analystes »[3]. Les adversaires de la causalité psychique de la folie ne sont plus les tenants de l’organo-dynamisme mais il s’agit de « praticiens de la biologie moléculaire qui, elle, relève de plein droit du discours de la science »[4]. Les neurosciences, le cognitivisme, aimeraient réduire l’être humain à une machine dont on pourrait restaurer un parfait état de marche. « L’illusion scientiste consiste à rêver qu’il sera possible bientôt de tout calculer de l’activité humaine réduite à des comportements objectivables »[5], indique Éric Laurent.

Quelques « remédiations neurocognitives et réhabilitation psycho-sociale » ont ainsi le vent en poupe, aujourd’hui, à l’hôpital psychiatrique. Elles prétendent remédier à tout et apprendre au fou : comment parler, comment se laver, comment manger, comment sortir de chez soi, comment se réinsérer, comment réussir à se remettre sur le marché de l’emploi, etc. Est-il encore possible, aujourd’hui, de laisser simplement le fou parler ? Dire – comme tel patient me le disait récemment – que, dès l’enfance, il n’adhérait pas aux grandes significations humaines : travailler, gagner de l’argent, fonder une famille, n’ont jamais eu de sens pour lui. Il s’est construit ainsi. Chacune des étapes importantes de sa vie l’a conforté dans ce choix. Il aime apprendre par lui-même, autodidacte, créatif dans bien des domaines, il aime cette liberté dans laquelle il s’épanouit. À quarante ans, les programmes de remédiation cognitive qu’on lui propose provoquent des angoisses paniques, des idées noires. La relation aux autres le terrorise et l’exigence sociétale de « faire comme tout le monde » pèse de tout son poids de culpabilité sur sa vie. Il sait, lui, qu’aucun programme, protocole ou molécules chimiques ne feront naître, comme par magie, en lui, un désir normatif qui n’a jamais existé. C’est dans le cabinet de l’analyste, me dit-il, qu’il peut dire ce qu’il n’oserait dire à personne, la vérité sur son être : « Je suis comme je suis, je ne contrôle pas mes pensées, mes angoisses. » Et aussi : « J’ai fait des choix, depuis longtemps, de véritables choix, qui ont forgé ma personnalité. Je ne peux pas me conformer, devenir quelqu’un d’autre, changer d’histoire. » Il précise que le désir de travailler ne lui a pas été transmis. Tous les matins, il voyait sa mère partir au travail en larmes. « Le travail me faisait peur. Je me suis toujours dit que je ne voudrai jamais ça. » J.-A. Miller indique que la « psychanalyse accompagne le sujet dans ce qu’il élève de protestations contre le malaise civilisationnel […]. Tout un chacun sait aujourd’hui qu’il trouvera dans la psychanalyse une rupture dans les injonctions conformistes dont il est pressé de toutes parts » [6].

Dans une publication de L’Envers de Paris, Clotilde Leguil écrivait ceci :

« La noblesse de la psychiatrie réside dans une clinique spécifique, capable de faire valoir la signification des symptômes et leur articulation avec l’histoire d’un sujet. Cette clinique s’apprend en allant à la rencontre du fou. L’approche des neurosciences revient, elle, à exclure la dimension du sujet et à faire de la folie le résultat d’une erreur de programmation. Le fou du même coup, n’aurait plus rien à dire en propre de sa maladie. » [7]

Le maître mot aujourd’hui en psychiatrie, pour faire face à la suroccupation des lits, est : « Faire vite, gagner du temps. » Mais un temps précieux ne serait-il pas gagné si l’on prenait au sérieux le réel de la folie ? Combien de projets impossibles à réaliser sont montés… puis échouent … On dit alors que le patient « met en échec son projet », qu’il « recule à chaque fois que les choses se concrétisent ». Ce patient avait pourtant dit qu’il ne pourrait jamais vivre seul, que sitôt livré à lui-même, les hallucinations l’envahiraient et qu’il n’aurait d’autre recours que l’alcool pour ne pas réaliser ce qu’elles lui ordonnaient : se jeter par la fenêtre. À ne pas vouloir entendre la folie, à nier le réel qu’elle comporte et qui ne peut se résorber, les hospitalisations courtes et répétitives s’enchainent. De plus en plus de passages à l’acte suicidaires ont lieu, alors que les patients venaient de sortir d’hospitalisation. Faut-il dire qu’il est utopique de laisser croire qu’une hospitalisation de trois jours viendrait à bout d’une angoisse de l’être qui s’est soudainement dévoilée, à l’annonce de ce divorce, à l’arrivée de cet enfant, au moment de ce deuil ? Une brisure radicale, provoquée « au joint le plus intime du sentiment de la vie chez le sujet » [8] peut-elle se résorber, par rééducation, en quelques jours ? Ce que le fou dit, qui est vrai, et qui ne peut se résorber par aucune remédiation cognitive, concerne l’importance du délire, auquel il tient comme à lui-même. Il dit également l’importance du transfert, comme pilier au long cours de sa prise en charge, levier du traitement. Il dit aussi la fonction de nouage de l’institution dans la prise en charge de sa souffrance.

[1] Miller J.-A., « Sur la leçon des psychoses », Actes de l’ECF, n°13, juin 1987, version CD-ROM, Paris, EURL-Huysmans, 2007, p. 95.

[2] Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 151-193.

[3] Miller J.-A., « Sur la leçon des psychoses », op. cit.

[4] Ibid.

[5] Laurent É., « L’illusion du scientisme, l’angoisse des savants », Mental, n°27/28, septembre 2012, p. 21.

[6] Miller J.-A., « Parler avec son corps », Mental, n°27/28, op. cit., p. 130.

[7] Leguil C., « La folie avec Lacan, une affaire de parole et de langage », Horizon, n°64 / Confluents, n°72, 2019, p. 21.

[8] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, op. cit., p. 558.

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