Affirmant que la vérité est inséparable des effets de langage, Lacan soutient dans L’Envers de la psychanalyse qu’« il n’y a pas de vrai sans faux1 ». Cette division laisse subsister un impossible à dire, un réel qui se manifeste sous une forme énigmatique. Cet indicible renvoie à la non-existence du rapport sexuel, par laquelle Lacan définit alors le réel. Il élabore ainsi une généalogie clinique de la vérité, lui attribuant deux « sœurs » : la jouissance interdite et l’impuissance.
Ce lien entre vérité, jouissance interdite et impuissance est présentifié dans le mouvement masculiniste redpill. Né aux États-Unis, celui-ci ne cesse de gagner de la notoriété sur les réseaux sociaux, où ses adeptes prétendent lutter contre l’ascension des femmes, perçue comme une menace.
Le terme de « Red Pill » est issu du blockbuster Matrix (1999) et symbolise un prétendu éveil à la vérité. Néo, le héros, doit choisir entre deux pilules : la rouge qui lui révélerait la vérité cachée derrière un voile de mensonge, et la bleue qui lui permettrait de demeurer dans l’illusion trompeuse engendrée par la matrice.
Destin de la virilité
Le mouvement n’est évidemment pas sans lien avec la montée du populisme de droite dans le monde. La métaphore de la redpill a été récupérée par diverses communautés masculinistes de façon dichotomique : les forts, les « vrais hommes », choisiraient la pilule rouge pour connaitre la vérité alors que les faibles opteraient pour la bleue, restant sous la protection de l’illusion mensongère.
D’après eux, le féminisme et le wokisme discriminent les hommes et les émasculent. En souffrance, les redpillers invitent donc leurs adeptes à ouvrir les yeux pour voir la vérité, celle qui affirme que les hommes sont victimes du pouvoir et de la manipulation des femmes.
Avec la chute du patriarcat et le déclin de la norme-mâle, le mouvement prétend délivrer les « vérités cachées » sur les relations hommes-femmes et démêler le vrai du faux, dans la visée d’une revirilisation des hommes et d’une remise des femmes à leur place, comme si La place de La femme existait. Or, le phallus se voit réduit au statut de semblant quand Lacan énonce qu’il n’y a pas de rapport sexuel : « la pluralité des modes de jouir a évincé la domination de l’Un viril sur la jouissance2 », affirme-t-il. Au fond, en voulant dénoncer une illusion, les redpillers en recréent une autre car la mascarade de la virilité est, par excellence, comique. Si cette entreprise cherche à dissimuler la castration, celle-ci réapparaît toujours, rappelant au sujet les échecs de l’illusion virile et de l’identification à l’idéal de posséder le phallus. « Il n’y a pas de virilité que la castration ne consacre3 ».
Couvrir le manque des femmes
Certains masculinistes vont jusqu’à se servir du deepfake4 à travers la nouvelle Intelligence Artificielle Dignifif AI5, qui rhabille les femmes et leur redonne de la dignité. Ainsi, les décolletés sont masqués, les jupes rallongées, et les tatouages supprimés. Autant d’efforts pour voiler l’horreur provoquée par l’Autre jouissance.
Jacques-Alain Miller rappelle que, pour Freud, la vérité est une perception désagréable de la réalité, prenant pour modèle l’expérience traumatique par excellence : la vision de la privation anatomique chez la femme. C’est cette « vérité fondamentale6 » qui hante les redpillers. Comme dans le célèbre Witz de Cracovie et de Lemberg, en voulant dénoncer un mensonge, ils finissent par révéler une vérité : leur propre impuissance face à l’horreur de l’Autre sexe.
Mariel Martins Lecouturier
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 70.
[2] Pfauwadel A., « Virilités plurielles », La Cause du désir, nº95, 2017, p. 5.
[3] Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine » (1958), Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 733.
[4] Deepfake (contraction de deep learning et fake) désigne une technique reposant sur l’intelligence artificielle et le machine learning, permettant de créer des contenus audio ou visuels falsifiés extrêmement réalistes.
[5] Resonnant dignify : dignité.
[6] Cf. Miller J.-A., « Le vrai, le faux et le reste », La Cause freudienne, nº28, janvier 1994, p. 9-13.