Si le culte du self répond à l’évaporation des repères de la tradition, quel contrepoint la psychanalyse offre-t-elle à la quête identitaire, à l’insupportable de la faille subjective ? Dans le Séminaire XXIV, Lacan écarte les trois modalités freudiennes d’identification, car elles sont de l’Autre, « cet Autre porteur des signifiants qui tire les ficelles de ce qu’on appelle imprudemment le sujet – imprudemment car là se soulève la question de ce qu’est ce sujet dès lors qu’il dépend si entièrement de l’Autre1 ». Le « repérage qu’est l’analyse » met au jour l’aliénation foncière du sujet à l’Autre et expose les mécanismes identificatoires qui ont cristallisé telle identité. Y aurait-il une identité qui ne soit pas du registre de l’Autre ? C’est le pari de Lacan, qui formule l’hypothèse suivante : « En quoi consiste ce repérage qu’est l’analyse ? Est-ce que ce serait, ou non, s’identifier, tout en prenant ses garanties d’une espèce de distance, à son symptôme ? » Jacques-Alain Miller en extrait l’expression d’identité symptomale, soit une modalité d’identification dans le registre du Un (et non de l’Autre), l’identification étant ce qui donne consistance à l’être. Il affirme ainsi que « la psychanalyse pourrait être définie […] comme l’accès à l’identité symptomale, soit de ne pas se contenter de dire ce qu’ont voulu les autres, de ne pas se contenter d’être parlé par sa famille, mais d’accéder à la consistance absolument singulière du sinthome2 ».
Une espèce de distance
Pour aborder cet en-deçà de l’Autre, Lacan s’inspire de la pratique de Joyce : il s’agit, dans le cas de l’identité symptomale, de recourir « à l’imaginaire pour se faire une idée du réel », de privilégier la connaissance au savoir : « Connaître son symptôme veut dire savoir faire avec, savoir le débrouiller, le manipuler. Ce que l’homme sait faire avec son image, correspond par quelque côté à cela, et permet d’imaginer la façon dont on se débrouille avec le symptôme »3. J.-A. Miller donne à ce « “s’identifier à son symptôme“ la valeur de “reconnaître son identité symptomale“. Pas au sens d’en venir à s’identifier à ce que l’on serait d’abord, mais en tant qu’on est son sinthome. S’identifier à cela, c’est reconnaître son être de sinthome ; c’est-à-dire, après l’avoir parcouru, se débarrasser des scories héritées du discours de l’Autre4 ». Il ne s’agit pas d’un naïf retour à un authentique soi, nettoyé des impuretés de l’Autre : Lacan met d’ailleurs l’accent sur une espèce de distance, « celle de la “remontée“, précise J.-A. Miller, de l’inconscient au sinthome », sans laquelle « on ne peut rien faire ».
Recourir à l’imaginaire
Il s’agit, dans cette espèce de distance, précise J.-A. Miller, de « savoir faire quelque chose avec son être de symptôme […] – le corps est dans l’affaire ». Cette identité n’est pas nomination, puisque la nommer reviendrait à greffer à nouveau de l’Autre sur de l’Un – l’« inconscient, indique Lacan, se limite à une attribution5 ». Or dans la perspective de l’identité symptomale, l’attribution, la causalité sont « hypothéquée[s]6 ». L’inconscient tout entier est une élucubration de savoir sur les hasards d’un vécu subjectif : or il « n’y a en fait que des hasards7 », ponctue J.-A. Miller. L’identité symptomale relève donc de la consistance de l’Un-corps et du nom propre, pas de celle du sens : le sinthome est l’incarnation de ce qu’il y a de singulier dans chaque individu8. Et avec sa pratique, Joyce incarne le sinthome – voici, au mieux, ce qu’on peut attendre d’une analyse menée à son terme logique.
Véronique Voruz
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 16 novembre 1976, Ornicar ?, n°12-13,décembre 1977, p. 6.
[2] Miller J.-A., « En deçà de l’inconscient », La Cause du désir, n°91, novembre 2015, p. 102.
[3] Lacan, Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu… », op. cit., p. 7.
[4] Miller J.-A., « En deçà de l’inconscient », op. cit., p. 103.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu… », leçon du 10 mai 1977, Ornicar ?, n°17-18, printemps 1979, p. 19.
[6] Miller J.-A., « En deçà de l’inconscient », op. cit., p. 104.
[7] Ibid., p. 105.
[8] Cf. Lacan J., « Joyce le Symptôme », Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 168 & Miller J.-A., « En deçà de l’inconscient », op. cit., p. 101.