« De ne plus croiser de visages me manque ». Ce dit de l’une en séance, pourrait l’être de beaucoup d’autres. À bien y penser, sa portée est plus universelle : ce n’est pas la solitude, seulement le manque des autres, leur absence. C’est dépeuplé. Pas des visages familiers, ni ceux de proches, seulement des visages. Ceux qui, anonymes, évocateurs, indifférents, mêlés, cachés, offerts, peuplent le quotidien de nos chemins parcourus. Plus rien ne fait signe de ces autres de l’altérité, l’Autrui est passé à la trappe. À peine se souvient-on que de ce multiple des visages juste devinés ou reçus en plein figure, de leur diversité, de ce qu’ils étaient supposés porter d’histoires singulières, permettait au notre de s’y fondre tout en y trouvant les repères d’où s’en distinguer. C’était dans le monde d’avant. Les visages ont laissé la place aux regards qui, derrière les fenêtres, voient sans être vus. Un autre type de mutation, pas du bon côté. Aller dans la rue expose à être mal regardé, désapprouvé dans un regard croisé, par un excès de zèle à s’identifier à l’un d’une police des bons comportements. Cela fait l’époque étrange, un déjà connu. On est à Nevers pour éviter Hiroshima. L’alternative aux particules, c’est l’isolement, chez soi. L’ennemi est – voilà un trait constant – sournois. Tous peuvent être visés, touchés. Enfin, pas tous, la discrimination va bon train à partir de critères qui, essentiellement, touchent au corps. Alors, racisme et cynisme affleurent, puis s’affirment. Il semble toujours préférable que ce soit un autre qui soit touché par cet ennemi qui, pour être invisible, n’en est pas moins d’un tel poids de réel que, de le croiser, peut conduire à la mort. Il faudrait donc que quelques-uns se sacrifient à ces Covids obscurs qu’on serait allé malencontreusement déloger des profondeurs de la nature, pour que les autres en réchappent. La foule des convaincus est prête à collaborer !
« De ne plus croiser de visages me manque ». Certes mais, dans cet aujourd’hui, pour ceux que l’on croise, la gestuelle a changé, elle est faite de gestes barrières censés neutraliser ce qui pourrait se transmettre de l’un à l’autre. Le visage focalise les entrées et sorties possibles du mal ; il faut donc le masquer. C’est raisonnable mais, avant que cela ne soit généralisé, celui qui le porte est regardé par celui qu’il croise comme suspect d’être vecteur ; c’est sa crécelle et l’on s’écarte de lui. La suspicion s’étend, les directives régissent les rapports sociaux, la vigilance de beaucoup est exacerbée. Ce n’est pas la moindre des intranquillités. Agir pour le bien de l’autre – le pire de la bonne conscience – ne s’encombre pas de ces notions. L’objectif est d’introduire dans la société une segmentarité qui détermine une hiérarchie des utiles à la reprise de la productivité en contrepoint de ceux qu’il faut protéger. La protestation a été immédiate. Personne ne peut être défini par des critères qui le discrimineraient. L’avenir n’est pas écrit, soutient Axel Kahn. Choisir est encore ce qui dit le plus propre à chacun. Insinuerait-on l’idée d’un en-trop ? Au-delà d’un certain point la seule liberté qui resterait serait de laisser s’éteindre cette flamme qui vit encore. Ça porte même un nom, le glissement. Tout est prévu mais, de glissade en effondrement, le dommage peut être terrible. Funeste malentendu. De partout le bruit des bombes à fragmentation porteuses de mort accompagne, au quotidien, le cortège comptabilisé des visages de morts, de malades, de rescapés. La métaphore de la guerre, toujours et encore.
« De ne plus croiser de visages me manque, celui de l’analyste aussi. » Y a-t-il encore une place pour l’amour ? Il se vérifie que, du moins, il y en a une pour l’amour de transfert. La psychanalyse est là pour soutenir que si l’on rêve un monde d’après qui soit autre, ce n’est pas en maintenant l’inconscient dans une éternisation du sommeil qui engourdit et s’oppose à tout réveil.