« Ni vous sans moi ni moi sans vous. » [1] Ce vers, extrait d’un poème courtois, dit la dépendance du moi à l’autre dans la relation amoureuse, et, au-delà du partenaire, la dépendance du moi à l’Autre.
Moi et l’Autre
En effet le moi est comme une coquille vide qui peut se remplir de l’un ou de l’autre, indifféremment. C’est pourquoi le moi pose immanquablement la question de l’être, il suppose d’être reconnu par l’Autre. Or, parce que le sujet divisé se définit par son manque-à-être, il est en défaut d’identité, et va chercher au champ de l’Autre une identification supposée lui donner une consistance d’être. Il s’agit donc, dans cette perspective, d’une récupération signifiante qui arrime l’être de l’un à l’Autre et régule le rapport avec chacun, sur le mode de la binarité, de la complémentarité plus ou moins apaisée. À partir du binôme homme/femme, d’autres se déclinent : parent/enfant, croyant/athée, allié/ennemi, etc. Certes, le moi, dans sa prise imaginaire, est source de méconnaissance : « à savoir que par le moi le sujet se pense, se voit, se croit autre qu’il n’est. » [2] Mais, tant que l’Autre, incarné par le Nom-du-Père, ordonnait symboliquement le rapport de l’un à l’autre, le sujet pouvait trouver une certaine assise identificatoire, à condition d’ignorer l’inconscient qui le rend étranger à lui-même et de faire fi du réel de la jouissance. Ainsi s’entend comment la déconsistance actuelle de l’Autre peut avoir un effet de déliquescence sur les identifications.
Moi sans Autre
Conséquence de la chute du Nom-du-Père : la déliaison des binaires ouvre à l’affrontement de singularités désassorties qui revendiquent l’affirmation d’une identité d’être spécifique. La multiplication des genres (LGBTQIA+) en est un exemple paradigmatique : elle construit un universel subdivisé en catégories, qui rompt avec le binarisme homme/femme. Les identifications qui s’en déclinent s’appuient sur une assertion signifiante : « je suis x ». Cette extension du champ des possibles s’inscrit sur le mode de l’illimité, elle prétend réduire, pour chaque un, l’écart, la discordance entre le moi et l’être. Mais l’imaginaire et le symbolique ne suffisent pas à rendre compte de la singularité des êtres parlants.
Au-delà du moi, le réel
Jacques-Alain Miller [3] relativise cette quête ontologique qui relève de la fiction, de la vérité menteuse, car il y a un envers de la récupération signifiante : l’identification masque la jouissance toujours à l’œuvre, par le truchement de l’objet a, qui ne saurait se perdre puisqu’elle ne se laisse pas négativer. Le caractère constant et insistant de cette jouissance donne les coordonnées singulières du parlêtre, elle indique comment il prend corps dans le monde et les modalités de son rapport aux autres.
Ainsi, sous l’habit phallique, qui masque, obture la faille du sujet, mais qui est aussi une modalité de défense contre la jouissance envahissante, se trouve le réel de la jouissance qui agite les corps. Le néologisme de Lacan souir [4] épingle ce qui fait l’être de chacun ; il nous renvoie, non pas à la conscience de soi, mais à la jouissance du corps, d’où l’on peut déduire que l’Autre du parlêtre qui arrime son être, c’est le corps ordonné par sa jouissance propre. C’est dire qu’aucune identification ne saurait satisfaire la pulsion, si ce n’est à corréler l’être et la jouissance et non l’être et le symbolique. Mais ça, c’est tout le trajet d’une analyse.
Sylvie Berkane-Goumet
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[1] Cf. Marie de France, « Lai du chèvrefeuille », Poésies de Marie de France, texte établi par J.-B-B. de Roquefort, Paris, Chasseriau, 1820, p. 395. Disponible sur internet : https://fr.wikisource.org/wiki/Po%C3%A9sies_de_Marie_de_France_(Roquefort)/Lai_du_Ch%C3%A8vrefeuille
[2] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Donc », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 19 janvier 1994, inédit.
[3] Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 25 mai 2011, inédit.
[4] Cf. Lacan J., « La Troisième » in Lacan J., La Troisième & Miller J.-A., Théorie de lalangue, Paris, Navarin, 2021, p. 8-9.