La douleur est-elle intrinsèque à l’amour ? Sans doute. Mais il y a amour et amour. Lacan distingue très tôt la captation mortelle de l’amour fusion, du don actif de l’amour. L’amour passion, capture imaginaire, diverge ainsi de l’amour qui vise l’être de l’autre au-delà de sa spécificité1 .
Mais c’est plus tard que Lacan met au cœur du problème de l’amour, la fonction du manque. Dans son Séminaire Le transfert, il en promulgue une définition : « l’amour, c’est de donner ce qu’on n’a pas2 ». En même temps, il souligne que ce qui manque à l’un n’est pas ce qui manque à l’autre. La dissymétrie entre l’amant et l’aimé constitue alors le problème de l’amour : « il suffit d’être dans le coup, d’aimer, pour être pris à cette béance, à ce discord3 ». Toutefois, c’est de la non conjonction du désir avec son objet que doit surgir la signification d’amour au terme d’une opération spécifique : la métaphore de l’amour. On reconnaît les prémisses de l’assertion plus tardive : l’amour supplée au non rapport sexuel. Mais l’amour n’est pas garanti, il relève plutôt du miracle !
Lacan n’aura de cesse de dénigrer la conception de l’amour qui rassemble, agglomère, assimile, agglutine des êtres complémentaires. Il balaye l’illusion de l’amour fusion fondé sur le narcissisme dont la vérité se fait entendre dans ses aphorismes : « Tu n’es que ce que je suis. Tu n’es pas, donc je ne suis pas4 ». Ou encore : « Si tu n’es pas, je meurs5 ».Vérité de l’éros qui, du fait d’être rejetée, réapparaît dans le réel pour le pire.
Discours
L’amour est aussi une affaire de discours et chaque époque a son style.
Par exemple, il a fallu attendre le Moyen Âge pour voir apparaître la promotion de l’amour réciproque malheureux sous la forme de l’amour courtois. Lacan a attribué l’émergence de cette forme d’amour à la contingence d’une rencontre entre l’hérésie cathare et une nouvelle poésie des troubadours. L’amour passion serait un fait de discours surgi durant la féodalité, seul moyen pour l’homme, dont la Dame était entièrement la sujette, de « se tirer avec élégance de l’absence de rapport sexuel6 ». L’idéalisation de l’objet d’amour et la valorisation de son inaccessibilité sont alors promues, tandis que le discours amoureux s’alimente du manque, du deuil, de la perte, de la mort. L’amour romantique au XIXème siècle en sera une forme de résurgence.
L’amour n’est donc pas sans rapport avec l’Idéal que véhicule la tradition qui ordonne les rapports entre les sexes. Mais, à cet ordre ancien, à « l’âge du Père », s’est substitué une autre logique. De nouvelles reconfigurations du couple fleurissent, comme celle du « polyamour ». Pour autant, les affres de l’amour ont-elles varié ? Elles sont surtout interprétées différemment que jadis. Au discours amoureux, appréhendé à partir du manque, de l’objet perdu, ou de l’Idéal inaccessible, s’est substitué un discours rabattant le ratage sur l’axe imaginaire dominant-dominé. Jacques‑Alain Miller l’a fait récemment valoir. Dans ce contexte, la complexité des liaisons fantasmatiques est abrasée, et les risques de l’amour réprouvés.
L’amour comporte en effet un risque. Lacan va finalement rapporter le drame de l’amour à la rencontre amoureuse comme telle. Celle-ci ne concerne plus seulement deux sujets du manque-à-être, mais deux corps parlants « affectés en tant que sujet du savoir inconscient7 ». Ainsi, la rencontre peut ne durer qu’un moment et la destinée de chacun reprendre ses droits sur l’heureuse contingence, chaque corps parlant redevenant hermétique à la langue de l’autre. C’est pourquoi, à l’occasion, un psychanalyste, partenaire inédit, s’ajoute au malheureux conjugo. Lors des séquences cliniques de notre prochain congrès, on pourra entendre comment le discours analytique parvient à prendre le drame dans le filet des signifiants et, dans le meilleur des cas, à le serrer dans un bien‑dire. Déjà nous constatons que les flèches incandescentes d’Éros ont traversé les âges !
On en parle les 17 et 18 mai prochains.
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Patricia Bosquin-Caroz
[1] Cf., Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, texte établi par J.‑A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 305.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le Transfert, texte établi par J.‑A. Miller, Paris, Seuil, 1994, p. 46.
[3] Ibid., p. 53.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La Logique du fantasme, texte établi par J.‑A. Miller, Paris, Seuil/Champ freudien, 2023, p. 144.
[5] Ibid., p. 157.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.‑A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 65.
[7] Ibid., p. 131.