L’acte n’est pas simple action, il est franchissement, transgression, voire « suicide du sujet » en ce que celui-ci en ressort transformé. Mais, autant le passage à l’acte tranche net – hors‑sens, sans après, hors scène –, rompant tout lien à l’Autre, autant l’acte analytique, lui, se présente, selon les mots de Jacques-Alain Miller, comme un « passage à l’acte manqué »1. Ce ratage ouvre à l’inconscient. Et s’il est dit auto, parce que l’analyste ne s’autorise que de lui-même, il engage néanmoins l’Autre, puisqu’il produit une chaîne de conséquences. L’acte analytique ne se reconnaît donc pas dans son intention mais dans son après‑coup. Relisons ainsi l’« Acte de fondation » par lequel Lacan crée son École, condensant cette logique.
Seul, mais pas le seul
Le 21 juin 1964, Lacan fonde l’École freudienne de Paris dans le tranchant d’un dire : « Je fonde, aussi seul que je l’ai toujours été dans ma relation à la cause psychanalytique2 ». Mais il ajoute aussitôt : « Je ne l’étais plus, du moment même où un seul m’emboîtait le pas3 ». Cette solitude n’est donc pas sans Autre, car elle appelle un destinataire : « ceux qui […] s’intéressent à la psychanalyse en acte4 » – analystes ou non – sont invités à y mettre leur désir à l’épreuve. Parce que chacun est seul dans son propre rapport à cette cause, l’École devient pari sur l’existence d’une communauté de solitudes subjectives, « incomparables les unes aux autres5 », nouées à une cause qui les divise.
Transmission d’un désir de savoir
Comme le souligne J.-A. Miller6, la boussole de Lacan dans cet acte est la thèse du transfert de travail. Il ne s’agit pas de l’analyste dans la cure, mais de celui qui enseigne la psychanalyse, travailleur décidé animé d’un désir de transmettre. Ce désir de savoir circule au un par un, comme dans l’expérience analytique, et relève non d’un savoir établi (l’acte ne s’enseigne pas, ne se reproduit pas) mais d’un style, une manière singulière d’y mettre du sien.
Chacun responsable
L’acte, faisant trou, fait de l’École le lieu d’un ratage fécond. Soutenir cette béance est l’enjeu même de la formation. D’où la pratique du contrôle – soit de ce qui peut répondre d’un acte – et l’invention de l’AE, Analyste de l’École, qui élabore un savoir témoignant du moment où l’analysant devient analyste. Si la fonction de l’École est bien d’assurer la transmission de la psychanalyse, il revient à chacun de prendre la responsabilité de l’expérience qu’il y fait.
Désir nouveau
Invention opérée au cœur même du malaise de la psychanalyse, au temps des déviations et des compromissions7, l’« Acte de fondation » est plus qu’un événement : il constitue une opération d’interprétation, faisant surgir le sujet École dans le mouvement d’une reconquête du Champ freudien. L’École est ainsi le lieu du retentissement de cet acte inaugural, de ce passage à l’acte manqué sans lequel elle ne serait pas. Que cet acte fût mince comme un cheveu, dit Lacan, n’en réduit pas la mise : il rejoint l’éthique de tout acte analytique, celle de « susciter un nouveau désir8 ».
Lore Buchner
[1] Miller J.-A., « Sur le concept lacanien du passage à l’acte », La Cause du désir, n°116, avril 2024, p. 14 & 16.
[2] Lacan J., « Acte de fondation », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 229.
[3] Lacan J., « Discours à l’École freudienne de Paris », Autres écrits, op. cit., p. 263.
[4] Lacan J., « Acte de fondation », op. cit., p. 240.
[5] Miller J.-A., Théorie de Turin sur le sujet de l’École, Paris, Presses Psychanalytiques de Paris, 2024, p. 17.
[6] Cf. Miller J.-A., « L’École, le transfert et le travail », La Cause du désir, n°99, juin 2018, p. 138.
[7] Lacan J., « Acte de fondation », op. cit., p. 229.
[8] Lacan J., Le Séminaire, livre XV, L’Acte psychanalytique, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2024, p. 93.




