
Le syndrome des Gremlins
Visuel : Sigalit Landau
Le 24 juin 2018, le Président américain Donald Trump a qualifié les migrants en provenance du Mexique d’ « envahisseurs » [1]. Tandis qu’il était en route vers son terrain de golf privé dans le Nord de la Virginie il a pris soin d’écrire sur Twitter : « Nous ne pouvons laisser ces personnes envahir notre pays. Lorsque quelqu’un entre aux États-Unis, nous devons immédiatement, sans avoir recours aux juges ou aux tribunaux, les ramener là d’où ils viennent ». Le passage du singulier « quelqu’un » au pluriel « les ramener » laisse rêveur. Il suggère une horde derrière un sujet, la horde des envahisseurs. Le 2 novembre 2018, D. Trump, dans un clip, assimile les migrants à des envahisseurs. « Au moment où je vous parle une grande caravane organisée de migrants est en marche vers notre frontière. Des gens appellent ça une invasion, c’est comme une invasion ils ont violemment envahi la frontière mexicaine ».
Trump n’est pas le seul à croire aux envahisseurs. Et le 18 mars 2016, Viktor Orban, premier ministre hongrois : « Des dizaines de millions de personnes sont prêtes à envahir nos pays, ces masses amènent des crimes et la terreur. Ces masses humaines, venant d’autres civilisations, sont un danger pour notre mode de vie, notre culture, nos coutumes, nos traditions chrétiennes ».
Déjà, dans le discours prononcé lors de la convention nationale du Front National le 10 janvier 1988, Jean-Marie Le Pen : « Un peuple qui cède devant l’invasion étrangère ne survit pas longtemps ». Et à Marseille en avril 1987 : « L’immigration est comme une voie d’eau qui envahit le navire et l’alourdit avant de le faire couler ».
On n’est jamais mieux servi que par soi-même. La fille, retournant la menace de l’envahisseur sur ses propres troupes, dans un rare moment d’empathie contagieuse propre à l’effusion du geste de l’envahissement, peut même aller jusqu’à dire à propos des membres du Front National : « Regardez ils sont là, ils sont dans les campagnes, dans les villes, sur les réseaux sociaux, les envahisseurs ».
L’envahissement serait-il un sport international ? En tout cas, il est pratiqué sur tous les terrains, les grands comme les petits. Anne Lauwaert, physiothérapeute et écrivain le 7 juin 2018 : « Préambule : ne me taxez pas de xénophobie, islamophobie, incitation à tout et n’importe quoi, etc. Je ne fais que parler de vocabulaire puisqu’il va falloir s’habituer au parler vrai de l’Italien Matteo Salvini qui est le même que celui du Flamand Théo Francken… Olala ! Le Président Hollande a dit et répété que la France est en ‘‘guerre’’ et d’autres l’ont répété après lui. Comment s’appelle un afflux de milliers de personnes dans un pays ? Ça s’appelle “invasion”. Petit Larousse : invasion = “irruption de personnes ou de choses qui arrivent quelque part en grand nombre”. Que fait un pays face à une invasion ? il se défend. Qui est l’envahisseur ? Dans le cas d’une guerre normale c’est une armée ennemie, en uniforme et avec des armes comme en 40. Dans le cas d’une guerre pas normale comme celle dont parle le Président Hollande… ben… les envahisseurs n’ont pas d’armes, ni d’uniforme parce qu’ils sont eux-mêmes l’arme qui est manipulée par ceux qui les poussent à migrer. Mais, même si ces migrants arrivent non armés, ils proviennent de pays où les “manifestations” tournent vite à la violence. Ils sont moins flegmatiques que les Européens qui ont perdu l’habitude de manier la machette. Que fait un pays en guerre, qui est envahi par des embarcations ? Est-ce qu’il sauve les envahisseurs et les accueille à bras ouverts ? Ben, non, normalement, un pays qui est en guerre tire sur les embarcations qui l’envahissent… Olala : si on coulait un canot avec des migrants cela ferait 150 morts… (migrants désarmés mais qui sont eux-mêmes l’arme – oui je sais, c’est compliqué). Ben oui… pendant la guerre de 40 on a coulé des centaines de navires avec des milliers d’hommes… la guerre, c’est ça, ou bien on est en guerre ou bien on ne l’est pas ».
Les envahisseurs nous menacent. Laurent Wauquiez le 26 août 2018 prenant de la hauteur au Mont Mézenec : « Comment ne pas comprendre que cette immigration de masse est aujourd’hui une menace culturelle pour la civilisation européenne ? ».
La rhétorique des envahisseurs
Prenons de l’air et respirons, enfin… Le discours des envahisseurs, la rhétorique des envahisseurs s’est incrustée dans mon esprit il y a longtemps : je me souviens enfant que j’étais posté devant l’écran tout récent qui trônait dans la pièce centrale pour regarder « Les envahisseurs ». C’était chaque fois le même générique : « Les envahisseurs, des êtres inconnus venus d’une planète en train de mourir. Leur destination la terre, leur dessein en faire leur univers. David Vincent les a vus. Pour lui tout a commencé au cours d’une nuit passée sur une route perdue dans une lointaine campagne à la recherche d’un raccourci qu’il ne trouva jamais… Maintenant David Vincent sait que les envahisseurs sont là et qu’ils ont pris une forme humaine mais il doit convaincre un monde incrédule qu’un certain cauchemar va commencer ».
Dans cette série de science-fiction américaine en 43 épisodes diffusée pour la première fois entre 1967 et 1968 et en France régulièrement jusqu’en 1978, au point que l’enfant que j’étais ne pouvait pas ne pas être envahi par les envahisseurs, l’envahisseur a forme humaine et David Vincent finit par être expulsé de la société des humains pour avoir alerté contre le danger des envahisseurs. En 50 ans DV, alias David Vincent que personne ne croit, a été remplacé par DT, Donald Trump, que beaucoup de gens croient et cette métamorphose nous fait redescendre sur terre violemment. Quelque chose de la dystopie des envahisseurs s’est cependant maintenu jusqu’à nous mais sous une forme différente. Nous sommes désormais convaincus que ces Aliens, ces êtres d’un autre espace sont encore là, ils ont là aussi une forme humaine, mais là aussi, pas plus aujourd’hui qu’hier ce ne sont de véritables humains. La seule différence est qu’ils viennent non de Mars mais de la Terre, non des confins mais des prochains. Les envahisseurs restent ces inconnus venus d’une autre planète en train de mourir, des pays saqués par des dictateurs ou la famine, souvent les deux, mais, à la différence des premiers, ce qui les différencie de nous, estime-t-on, ce n’est pas un détail anatomique, l’impossibilité de bouger son auriculaire (qui caractérisait les envahisseurs auxquels David Vincent fait la guerre) mais une distinction de religion, de « race culturelle » en somme. Le terme d’auriculaire désigne ce qui a rapport à l’oreille. Ce cinquième doigt porte ce nom car il est censé être le seul que la taille permet d’introduire dans l’oreille. Le langage commun l’appelle le petit doigt et il est connu que ce petit doigt est porteur d’informations propres : « mon petit doigt me l’a dit » nous introduit à un monde de secrets, un univers occulte que rien ne permet de discerner si ce n’est le petit doigt. Ainsi par le petit doigt je peux entendre ce que je ne peux pas voir, ce monde caché des envahisseurs.
Pas plus hier qu’aujourd’hui nous ne voyons les étrangers-envahisseurs. Rien ne les signale comme tels. Les images nous donnent accès à des flux mais dans ces flux il y a des personnes qui finissent par n’être personne. Car rien ne peut nous donner accès à un visage, à une forme de vie, à une humanité. Rien dans l’image télévisuelle contemporaine ne nous fait entrer dans la forme de vie dite étrangère. Spectrale, elle produit l’armée de l’ombre des étrangers-envahisseurs, un cortège de spectres inconsistants et menaçants à la fois. Le long cortège faisant route vers les États-Unis en 2018 renvoie au long cortège longeant la frontière Macédonienne en 2016. Ce sont des flux humains mais des flux d’humains forment-ils encore une Humanité ? Le flux est-il en mesure de faire société ? Surtout, les drones qui filment du ciel ces flux terrestres ne finissent-ils pas par créer l’humain spectral ? Un humain qui ne peut plus être réellement vu, qui ne peut pas être entièrement entendu, un humain dont le visage n’est jamais raccordé à une voix. Aussi l’étranger est-il une construction, une catégorie, un signifiant que l’on peut vouloir remplir de bien des manières et dans bien des directions.
Pendant un temps « Rital » fut le nom de l’étranger avant qu’il ne soit supplanté par d’autres noms comme « Rom » ou « Arabe ». La permanence idéologique de ces signifiants distincts est la même : elle renvoie le nom d’étranger au signifié de la menace, à un corps étranger faisant irruption dans le corps national, le désincarnant en le faisant quitter sa chair natale pour une sorte de corps monstrueux, viralisé par la forme de vie extérieure qui s’incruste dans les plis de la nation, tel un Alien, le faisant éclater de l’intérieur. Autant dire que nous sommes dans la rhétorique de l’envahisseur. Et l’on peut se demander, et l’on doit se demander de quel discours dominant cette rhétorique nationale sinon nationaliste de l’envahisseur est-elle la réplique. Ce discours du maître agressé qui réplique à la menace de l’envahisseur, il ne sert à rien d’aller le chercher bien loin, il a été théorisé sous la figure désormais potentiellement hégémonique de la guerre des civilisations telle qu’elle a été formulée par Samuel Huntington dans un livre paru en 1996, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order traduit l’année suivante en France sous le titre Le Choc des civilisations[2], au succès mondial. Ce livre ne dit rien sur les migrations, il explore les formes civilisationnelles dont finissent par dépendre les États et soutient que l’Occident est en guerre contre d’autres civilisations qui veulent se développer et devenir hégémoniques. La thèse d’Huntington tient en un mot : la guerre des idéologies civilisationnelles a remplacé la guerre froide des États. L’argument est simple : s’il y a choc ou pire clash c’est qu’il y a eu percussion ou risque de percussion. Un corps en a percuté un autre dans un espace qui ne lui appartenait pas. La rhétorique de l’envahisseur n’est pas éloignée de l’idée de civilisations qui entrent en lutte les unes les autres tant cette idée s’oppose à celle d’un dialogue des civilisations.
Dans une conférence donnée en 1997 à l’université de Columbia, Edward Saïd insiste sur le mythe du choc des civilisations. Pour lui, ce qui est essentialisée par Huntington c’est la guerre de la civilisation islamique et confucéenne contre l’Occident. Qu’oppose-t-on à des envahisseurs potentiels ? Des alliés, il faut étendre la sphère de ses alliés pour l’Occident contre ceux les civilisations agressives de l’Islam et de l’Orient : « L’Occident doit exploiter les différences et les conflits entre les états confucéens et islamiques pour soutenir d’autres civilisations qui sympathisent avec les intérêts et les valeurs occidentales ». Que retenir de l’analyse d’Huntington ? Essentiellement qu’elle est devenue, ce qu’elle n’était pas au départ, le cadre théorique d’intelligibilité des discours contemporains sur l’invasion étrangère. Ce qui veut dire que la guerre des civilisations tend désormais à être le référentiel à partir duquel l’étranger est perçu et conçu comme un envahisseur : non seulement il entre dans un pays en masse mais en plus il met à mal la culture nationale à partir de sa propre culture, il est un péril civilisationnel. Cette rhétorique de la guerre des civilisations épinglée sur le vêtement de l’exilé est rapportée à la peur d’être envahi. En même temps, ainsi canalisées sur un objet imaginaire, l’Étranger, les peurs ne sont plus raccordées à d’autres objets plus embarrassants pour le pouvoir, comme les objets sociaux et peuvent ainsi trouver un exutoire commode en la personne de l’étranger/envahisseur. En ce sens une société ne peut exister sans envahisseurs grâce auxquels la culture des peurs, la monarchie de la peur, pour reprendre le titre du dernier livre de Martha Nussbaum[3], peut devenir un mode de gouvernement puissant des populations.
Le syndrome des Gremlins
C’est ce que je me propose de nommer dans un second temps de mon intervention le syndrome des Gremlins. Les Gremlins sont ces créatures inoffensives, créées par Joe Dante en 1984, qui se démultiplient en méchantes créatures si elles sont arrosées d’eau, qui deviennent carrément méchantes si elles mangent après minuit et qui meurent si elles sont exposées au soleil. L’histoire est très intéressante car elle déploie une fable de l’envahissement et de l’hospitalité saisissante. Au commencement un père cherche un cadeau original pour le Noël de son fils dans le quartier chinois dans la ville imaginaire de Kingston Falls. Il y déniche une petite créature à fourrure, un Mogwaï (ce qui, apparemment, en Chinois se traduit par mauvais esprit) qu’il finit par acquérir malgré l’extrême réticence du commerçant chinois qui le met en garde contre les risques de transformation de cette créature. Alors que de l’eau s’écoule accidentellement sur son corps, il donne subitement naissance à d’autres Gremlins beaucoup plus agressifs que lui et par une chaîne d’engendrements successifs, la ville finit par être envahie et détruite par les Gremlins pendant la nuit, occasionnant meurtres et dévastations, avant que la lumière du jour ne vienne détruire à son tour les Gremlins. À la toute fin, Monsieur Wing, le commerçant chinois qui a vendu son Gremlin à la famille Pellzer se rend chez elle pour reprendre son Gremlin afin d’éviter de nouveaux troubles. Il affirme alors que la société occidentale n’est pas prête à accueillir un Mogwaï. The End.
L’histoire est intéressante à plus d’un titre. D’abord elle fonctionne sur la base d’un rapport à l’étranger. Le père se rend chez un Chinois pour le cadeau de Noël dont la culture est étrangère aux Chinois. Ainsi il y a la double étrangèreté des Chinois et des Américains et de la culture chinoise et de la culture chrétienne. Ensuite la multiplication des Gremlins est la métaphore la plus adéquate de la démultiplication des dangers qui opère dans le phénomène de la rumeur. Tout comme la rumeur démultiplie le danger initial au point que celui-ci finit par être grossi de manière démesurée, les Gremlins ne cessent de se démultiplier. La peur peut alors se comprendre, dans la culture de la peur, comme la démultiplication de son objet par les rumeurs que l’on entretient sur elle, ou plus exactement par les rumeurs par lesquelles on l’entretient comme peur. C’est en ce sens que la culture de la peur est différente de la peur elle-même. La peur est peut-être un affect primaire, comme le dit M. C. Nussbaum, mais sa mise en culture en fait un affect secondaire puissant, capable de démultiplier son objet tout en s’entretenant comme peur. Enfin la leçon finale est la mise en abîme d’une leçon d’hospitalité. Les Occidentaux ne sont pas prêts à accueillir les Gremlins. Ce déficit d’accueil est précisément moulé sur cette culture de la peur/rumeur, sur cette peur qui se rue sur tout le monde, devenant littéralement une « rupeur », à la fois stupeur devant l’objet d’effroi et mise en mouvement de la peur par la rumeur.
Cette fiction des Gremlins a en réalité toute une histoire. Les Gremlins[4] est d’abord un livre d’enfant écrit par Roald Dahl en 1943, le premier qu’il ait écrit. Le roman évoque la présence de créatures mystérieuses, souvent invoquée par les pilotes de la Royal Air Force pendant la guerre 39-45 comme explication aux troubles mécaniques et autres avaries de leur avion. Dans le roman, R. Dahl reprend cette fiction et lui donne un sens particulier. La motivation des Gremlins pour saboter la force aérienne britannique apparaît comme une revanche à la destruction de leur forêt pour y faire une usine de fabrication d’avions. L’histoire raconte principalement le sort de Gus, victime des Gremlins tandis qu’il survole la Manche et qu’il doit s’extirper de son avion, qui parvient cependant, tandis qu’il descend en parachute avec les Gremlins, à les convaincre qu’ils doivent lutter contre l’ennemi commun, Hitler. R. Dahl ne crée pas la fiction des Gremlins, il la reprend (lui-même était pilote pendant la Guerre) à la légende de l’aéronautique britannique militaire qui s’était emparée de ce mythe pour justifier les incidents dont étaient victimes les pilotes de chasse de la Royal Air Force. En accusant le Gremlin de détériorer les moteurs, les voilures, le Britannique trouve un exutoire à la peur de la panne et ce récit de compensation fonctionne en même temps comme un récit de décompensation face au péril nazi. Le Gremlin est ambivalent : les pannes qu’il produit ne sont jamais mortelles, il est joueur et, en s’attachant à un pilote, à un avion, le prend comme victime de ses farces mais veille dans le même temps à le protéger. Le syndrome des Gremlins trouve ici sa plus belle formulation : il faut un envahisseur pour que nos peurs trouvent un exutoire.
Forcément il nous faut nous demander : à quelles significations sociales cette peur est-elle arrimée ? En inventant une peur de l’envahisseur tout se passe comme si nous déposions nos peurs dans le camp des envahisseurs dont nous sommes par ailleurs séparés par la peur que nous en avons. La peur fonctionne à la fois comme frontière corporelle et psychique entre les uns et les autres. C’est-à-dire qu’elle débarque les populations redoutées hors des frontières de la communauté à protéger. La peur annule ces populations tout en les éloignant. Le syndrome des Gremlins consiste dans ce double geste d’éloignement et de responsabilisation de populations indésirables à l’égard de nos maux sociaux. D’un côté on rend les Étrangers responsables de nos malheurs : ils engendrent la violence (guerre politique), ils sont à l’origine de notre effondrement civilisationnel (guerre raciale), ils prennent nos boulots (guerre sociale). Le « Il faut défendre la société ! » contre eux devient un moyen conséquent d’identifier un « nous » national, de nationaliser ce « nous » en l’ethnicisant. D’un autre côté on éloigne ces Étrangers en en faisant l’objet de la peur. La peur a ceci de vertueux qu’elle nous éloigne de l’objet de la peur : si la peur est peur de se voir absorber par ce qui fait peur, si la peur de l’autre est peur que soi disparaisse, englouti par l’autre, la peur dans le même temps restaure la frontière entre soi et l’autre. Le syndrome des Gremlins est ainsi double sinon duel. Il rend une population responsable des malheurs du groupe dominant. Il canalise les peurs du groupe dominant sur une population choisie et restaure les frontières de la communauté. La construction de ce syndrome obéit ainsi à une volonté de restaurer les frontières du groupe dominant, de la nation, à un moment où la référence à la nation n’est plus stabilisée conceptuellement. Il est clair que ce syndrome prend sens dans la vie psychique : le Gremlin est cet étranger auquel se met en rapport le sujet en l’éloignant comme envahisseur par la peur du danger auquel il est supposé être lié. Le Gremlin c’est celui dont je ne peux me séparer dans l’acte de vouloir me séparer de lui. La peur crée la frontière qui continue de me relier à lui. Le Gremlin est ainsi cet autre qui est entré en nous, qui nous constitue comme ce sujet qui doit défendre son identité contre le danger de l’envahisseur. Le sujet que je suis crée son Gremlin pour engendrer l’identité qu’il n’est pas grâce à la peur qu’inspire l’autre. Il est très important de reconnaître que l’étranger est une invention de notre « psyché ». La désignation d’une vie en vie étrangère qui fonctionne souvent comme le contraire de l’hospitalité crée l’identité du sujet désignant dans l’acte même d’éloigner une identité fantasmée comme identité négative. Les Gremlins ce sont ces sujets inventés comme sujets étrangers pour mieux fabriquer, identifier, naturaliser, labelliser les contours de nos identités, psychique, sociale, culturelle, nationale. Mais pour parvenir à un tel résultat ils doivent hanter la psyché sous la forme d’un démon intérieur à conjurer, d’un peuple d’imposteurs dont il faut se séparer pour former sa propre forteresse. Car le Gremlin n’est hors de nous que pour autant qu’il est en nous.
Il ne faut pas s’y tromper. Si le Gremlin est cet étranger à la psyché, dans la psyché, qui fait tenir la psyché, alors le lien entre soi et l’étranger n’est pas contingent et peut être facilement combattu. Notre psychisme à la fois suscite l’étranger et l’expulse. Il le suscite comme cet autrui indésirable dont l’éloignement révèle par contraste les formes de la désirabilité de chaque sujet. Notre vie psychique est peuplée de Gremlins. L’envahisseur n’est à l’extérieur que pour autant qu’il est à l’intérieur. David Vincent hallucine les envahisseurs, il les invente pour tenir comme cet homme qui a à se battre contre eux, qui n’est que cet homme qui a à combattre contre eux. Expulser ce combat c’est risquer d’expulser la psyché qui le soutient. Si l’hostilité semble à ce point soutenir la psyché, alors comment la psyché peut-elle se défaire de l’hostilité sans cesser d’être ? Une hostilité à l’hostilité est-elle concevable ? Est-ce que l’hospitalité est cette hostilité déclarée à l’hostilité ? « L’hostipitalité » disait Derrida, comme si jusqu’à un certain point l’hôte surgissait au plus près de l’ennemi, dans une guerre interne déclarée à l’ennemi. Comment peut émerger la scène psychique de l’hospitalité ? C’est là un grand problème, politique également, car se rendre attentif à l’hospitalité, comme soin des vies précaires, de toutes les vies précaires et comme critique des formats d’injustice qui défont les vies, c’est se demander comment le psychisme peut consentir à la perte de l’envahisseur comme cet hôte interne immanent à sa construction. Pouvons-nous exister sans nos Gremlins ? Jusqu’à quel point le pouvons-nous ? Dans son roman Invasion[5], l’écrivain américain Luke Rhinehart raconte l’histoire de boules de poils intelligente, des Protéens venus de l’espace qui ont la forme de ballons de basket et qui débarquent sur terre en pouvant prendre toutes sortes de formes. Là où les autorités s’empressent de leur faire la guerre, de les capturer pour les placer dans des centres de détention car elles ne peuvent être que des envahisseurs, elles ne pensent qu’à s’amuser et à jouer des tours aux humains. L’invasion fonctionne comme la métonymie de notre rapport à l’autre. « La Terre est envahie par des ballons de plage, des ballons de plage poilus, monsieur le Président. La Terre est envahie par des ballons de plage poilus, répéta doucement le président, les yeux perdus dans le vide ». Pour conclure quelques définitions du nouveau dictionnaire Protéen (il n’est pas en vente dans la salle) : « Cerveau : organe utilisé de temps à autre par les humains pour réfléchir. Mais pas souvent ; Élections : procédé grâce auquel les riches élites d’un pays affermissent leur pouvoir, et qui consiste à choisir au sein d’un groupe de millionnaires ceux qui occuperont des fonctions importantes. Enfant : être possédant certaines caractéristiques des Protéens, qu’il perdra en devenant un être humain. Télévision : petit appareil qui est la source principale des connaissances et des opinions de l’humanité. Au début, par erreur les Protéens ont cru qu’il s’agissait d’un dieu du foyer ». Ces définitions nous rappellent que nous sommes toujours les étrangers des autres. Être hospitalier n’est-ce pas alors échanger sa commune étrangèreté ?
[1] Intervention au Forum européen Zadig en Belgique, Les discours qui tuent, qui s’est tenu le 1er décembre 2018 à Bruxelles.
[2] Huntington S. P., Le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 2000.
[3] Nussbaum M. C., The Monarchy of Fear. A Philosopher Looks at Our Political Crisis, New York, Simon & Schuster, 2018.
[4] Dahl R., The Gremlins, Milwaukie, Dark Horse, 2006.
[5] Rhinehart L., Invasion, Londres, Titan Books, 2016.
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