
Le sein
David Kepesh ressent une irritation à la base du pénis, une tache rosée qui lui procure un plaisir intense. Lui qui se désespérait de ne plus désirer sa jeune compagne, se trouve pris d’une jouissance sexuelle jusque-là inconnue : « c’était une sorte de plaisir qui me faisait me contorsionner et griffer les draps, me tortiller dans le lit avec un laisser-aller qui, autrefois, me paraissait être le fait des femmes plutôt que des hommes [1] ». Cette tache va rapidement s’élargir jusqu’à cette « catastrophe endocrinopathique [2] », sa « Métamorphose » – qui est évidemment une référence à Kafka –, qui en une nuit va transformer son corps en un sein de cinq pied neuf pouces de long pesant cent cinquante-cinq livres. Son corps se mue en un énorme sein avec son tétin proéminent, et se retrouve allongé dans un lit d’hôpital. Les sensations qu’il avait commencé à éprouver sont décuplées : « On m’a brulé ! J’étais dans un incendie ! [3] » dit-il après avoir été lavé par une infirmière.
Cet homme professeur de lettres à l’université, porté par le savoir, va vouloir comprendre ce qui lui arrive. Le Dr Gordon qui le soigne à l’hôpital lui parle de déséquilibre endocrinien, mais ça ne le satisfait en rien. La réponse du scientifique est de le sédater et d’anesthésier son tétin pour supprimer ses sensations.
Lui qui a fini depuis un an une psychanalyse reparle à son analyste le Dr Klinger qui vient le voir une fois par semaine. Ses premières séances sont autour de l’objet regard. Il est persuadé d’être objet du regard de l’Autre, observé en permanence, filmé à son insu et que le monde entier a suivi sa transformation et cette jouissance qui le submerge. Puis il va se persuader qu’il est fou, qu’il est sujet à des hallucinations. Car dit-il « c’est au-dessus de mes moyens. Je n’ai jamais été fort, seulement résolu. Un pied devant l’autre (…) Docteur Klinger, c’est hideux là-dedans. Je veux en finir, je veux devenir fou [4] ». Ce à quoi le Dr Klinger répond : « votre santé mentale dépend de l’acceptation de votre destin ».
Kepesh est soumis à la jouissance. Après avoir exulté sous le gant et les massages de l’infirmière, il en veut plus. Sa compagne chaque soir caresse son tétin pendant une demi-heure. Puis il veut « baiser avec son tétin, qu’une femme s’asseye dessus avec son con [5] ». Mais, cette jouissance qui se montre sans limite l’effraie : « je redoutais un point de frénésie d’où je passerais à un mode d’être qui n’aurait plus rien à voir avec celui ou avec ce que j’avais été. Non seulement je ne serais plus moi-même, mais je ne serais plus personne [6] ».
Philippe Roth écrit « Le sein » en 1972 trois ans après « Portnoy et son complexe ». Il en est la suite, écrit son préfacier T. Solotaroff. Nous avions laissé Portnoy dans sa psychanalyse aux prises avec son impuissance et sa difficulté avec les femmes et singulièrement sa mère. Kepesh lui, a fini son analyse, il est apaisé, il peut travailler et aimer. Et le voilà pris de cette gigantesque féminisation avec cette jouissance qui le déborde et dont il ne sait quoi faire. Cette jouissance féminine qui vit en chacun de nous, s’est dévoilée chez lui comme effet de son analyse, après cette nouvelle crise : il ne désire plus sa compagne.
L’issue à cette féminisation, après avoir été tenté par des fantasmes érotiques puis l’envie d’être fou, passe par la reprise de sa psychanalyse et l’acceptation de son destin. Et plutôt que s’enfermer sur cette jouissance, il en fait lien social. Il allie cette féminisation, cette découverte de cette jouissance hors phallus, l’objet regard qui itère et la transmission puisqu’on apprend à la toute fin du livre que ce qu’on vient de lire est une conférence qu’il donne sur son propre cas : une passe en quelque sorte.
[1] Roth P., Le sein, Paris, Gallimard, 1972, p. 32.
[2] Ibid., p. 35.
[3] Ibid., p. 39.
[4] Ibid., p. 49.
[5] Ibid., p. 67.
[6] Ibid., p. 70.
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