Une phrase de l’argument des J55 m’a intriguée : « l’humour comme contribution du surmoi au comique1 ». Simultanément, sont venues se greffer la remémoration de l’œuvre du peintre Yu Mijun, puis la question de l’humour noir.
Triomphe narcissique
Dans « L’humour », publié en 1927, Freud nous conduit à appréhender la fonction de l’humour comme « une épargne des affects auxquels la situation donnerait lieu et que l’on passe outre, par une plaisanterie, à la possibilité de telles manifestations de sentiment ». L’humour est ainsi libérateur et grandiose, faisant triompher le narcissisme dans une invulnérabilité victorieuse du moi. Il est, ajoute-t-il, « empreint de défi ». Freud en vante les qualités comme « moyen de défense affirmant le principe de plaisir sans abandonner le terrain de la santé animique ». L’explication dynamique donnée à ce procédé de défense est la suivante : « la personne de l’humoriste a retiré de son moi l’accent psychique et l’a reporté sur son surmoi… Le moi apparaît alors minuscule et tous ses intérêts futiles… »2. Le surinvestissement du surmoi modifie les réactions du moi.
Humour versus ironie
Jacques-Alain Miller souligne qu’ironie et humour ne sont pas de même structure : « L’humour s’inscrit dans la perspective de l’Autre. Le dit humoristique se profère par excellence au lieu de l’Autre. […] L’ironie au contraire n’est pas de l’Autre, elle est du sujet, et elle va contre l’Autre. […] L’ironie est la forme comique que prend le savoir que l’Autre ne sait pas3 ».
Mais où situer l’humour noir ? Ce terme est apparu dans la littérature en 1939 sous la plume d’André Breton : « L’humour noir est borné par trop de choses, telles que la bêtise, l’ironie sceptique, la plaisanterie sans gravité […] mais il est par excellence l’ennemi mortel de la sentimentalité à l’air perpétuellement aux abois – la sentimentalité toujours sur fond bleu […]4 ». Marc Goldberg, metteur en scène, souligne que « l’humour noir est souvent devenu “trash”, frontal, brut. Celui qu’évoque André Breton, au contraire, […] relève d’une attitude métaphysique face à l’existence. Il s’élève sur fond de désespoir (face à la mort, la misère, ou l’absurde) et, sans renoncer un instant à une lucidité absolue, il impose au monde sa logique (folle, souvent) pour réaffirmer in extremis, dans un éclat de rire salvateur, la supériorité de l’homme sur le destin5 ».
Mise à distance
N’est-ce pas ce que nous démontre Yu Mijun dans ses tableaux où de larges bouches rient aux éclats dans des visages roses aux yeux fermés, mis en scène dans des circonstances tragiques ? Yu Mijun est le fondateur du mouvement du réalisme cynique, lequel est né en Chine après les massacres de la place Tiananmen. Le réel en jeu oblige parfois à fermer les yeux et à prendre le masque de l’hilarité pour montrer le désespoir. Il ne s’agit pas ici de l’ironie et de la haine de l’Autre, mais d’une mise à distance de l’horreur suscitée par le pouvoir féroce d’une dictature. Ce rire sarcastique n’est qu’un masque dérisoire, il ne va pas contre l’Autre : il montre, tout en y échappant, ce que l’Autre peut avoir de terrifiant. L’humour noir est alors acte politique.
Marie Tabarin
[1] Freud S., « L’humour » (1927), Œuvres complètes, t. XVIII, 1926-1930, Paris, PUF, 2002. p. 140.
[2] Ibid., p. 136-138.
[3] Miller J.-A., « Clinique ironique », La Cause freudienne, n°23, février 1993, p. 5.
[4] Breton A., Anthologie de l’humour noir (1939), Paris, Pauvert, 1966, p. 16.
[5] Goldberg M., « Anthologie de l’humour noir d’après Anthologie de l’humour noir d’André Breton », entretien avec M. Goldberg, 2008, disponible sur revuespectacle.com.




