Qu’un signifiant ségrégatif traverse un seuil et se moule dans la langue commune, voilà un événement qui marque un avant et un après. C’est ce que l’on constate dans la campagne vers la présidentielle en France : la théorie du « grand remplacement » n’est plus l’apanage de l’extrême droite, elle est reprise par la dite droite républicaine.
Le signifiant a le pouvoir de remanier de fond en comble la scène du monde. Il fabrique des réalités qui, sans autre matérialité qu’une assertion discursive, n’en sont pas moins efficaces. C’est la faiblesse du parlêtre que d’y adhérer, du seul fait que quelqu’un l’affirme, le martèle avec certitude. C’est la leçon de la Massenpsychologie [1] : le signifiant-maître est pandémique. Il est contagion, capture des corps-parlants. Freud et Lacan pensaient que le psychanalyste était par excellence le citoyen averti de ces rouages : sa cure et sa formation le munissent d’une boîte à outils pour les repérer. À l’avant-poste, c’est lui qui perçoit la naissance des nouvelles identifications, qui peut interpréter pour l’opinion éclairée les mirages qu’elles comportent, et dénuder, quand il le faut, leurs envers de pulsion de mort.
Le succès du signifiant « grand remplacement », xénophobe et complotiste, se lit à l’aune de sa banalisation. Il vise à ne plus être l’excentrique délire de l’Un mais à devenir délire consensuel de tous. Il gagne son pari lorsqu’il obtient son inclusion dans le sens commun. Réduire ce phénomène à une simple stratégie électorale serait une grave erreur. L’adoption d’un signifiant ségrégatif dans la langue commune est un franchissement qui a des conséquences dans le réel : il mobilise les corps parlants, les emporte, les agite, les collectivise comme un Un-corps soudé par la peur, les arme de la conviction qui procure la passion haineuse de l’Autre.
La peur de la dissolution du chez-soi familier par le contact avec l’Autre étranger est de structure. Il n’y a pas de voisinage humain sans cette peur, ni de frontière qui ne soit agitée par le narcissisme des petites différences. La théorie du grand remplacement est d’un registre tout autre. Elle ne relève pas de l’agressivité imaginaire envers ceux qui me sont autres. Elle est certitude sur la localisation du mal. Elle n’est pas politique de fermeture mais d’éjection. L’Autre n’est plus menace aux portes mais ennemi intérieur. Fléau déjà là qui érode les piliers d’une nation définie en termes ethniques. Son expulsion se veut garante des retrouvailles d’avec un objet perdu qui se décline en autant de nostalgies. Retour à un ordre patriarcal d’avant la mondialisation et les grandes hybridations. Retour à l’inanimé des pierres du Mont-Saint-Michel [2] comme refuge au bazar hypermoderne.
La crainte de la substitution de la nation ethnique par l’Autre étranger est très ancienne. La chrétienté médiévale considérait juifs et musulmans comme une menace, rappelle Marc-Olivier Bherer : « la théorie d’une “submersion” de la France par un prétendu “envahisseur étranger” convoque et adapte toutes les idéologies présentes et passées – racialistes, antisémites et nationalistes – aptes à servir son propos » [3]. Entre la deuxième moitié du XIXe et la première du XXe siècle, les auteurs nationalistes antisémites français se sont opposés sur une longue durée à toute idée de métissage. Leurs œuvres balisent une voie idéologique dont Le Grand Remplacement [4] de Renaud Camus constitue le dernier avatar, tourné vers la figure du musulman. Avec La France juive, Édouard Drumont semait en 1866 l’idée d’une « conquête […] de toute une nation par une minorité́ infime, mais cohésive », par le biais « d’un envahissement silencieux, progressif, lent » [5]. Maurice Barrès ajoute à la haine des juifs la xénophobie des immigrés italiens [6]. Comme chez R. Camus, s’y exprime « la même peur qu’un peuple homogène se dénature au contact d’un “corps étranger” » [7].
La sortie du patriarcat déplace la cible des discours ségrégatifs. Le nouveau réside dans le succès que trouvent ces avatars du populisme en déplaçant leurs anciens domaines de contestation, anti-système et anti-élites, vers la stigmatisation de l’Autre étranger. Sont visés le migrant mais aussi et surtout l’Autre musulman. Les néo-populismes percent, en lui imputant un prétendu déclin civilisationnel, après l’attentat des Twin Towers. Jean-Yves Camus et Nicolas Lebourgle démontrent dans leur essai : les populismes contemporains « échangent l’abandon de leurs revendications sociales contre des politiques anti-immigration » [8]. La véritable substitution est donc celle-ci : la désignation monothématique d’un responsable du malaise dans la civilisation. Les nouvelles radicalités y trouvent un terreau fertile : « La critique de la société postmoderne et postindustrielle, repliée sur une péjoration de la présence des personnes originaires des mondes arabo-musulmans sur le territoire européen, demeure l’un des meilleurs viatiques des populistes européens. » [9] Aujourd’hui en politique, la sereine férocité raciste à ciel ouvert compte sur la banalisation du « grand remplacement » pour consolider durablement son irrésistible ascension.
Camilo Ramírez
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[1] Freud S., Psychologie des masses et analyse du moi, Paris, PUF, 2019.
[2] Cf. Trippenbach Y., « Éric Zemmour mobilise pour “la prochaine guerre” », Le Monde, 20 février 2022, disponible sur internet.
[3] Bherer M.-O., « Le “grand remplacement”, généalogie d’un complotisme caméléon », Le Monde, 28 janvier 2022, disponible sur internet.
[4] Camus R., Le Grand Remplacement, Paris, Auto-édition, 2011.
[5] Drumont É., La France juive, Paris, Flammarion, 1886, cité par Bherer M.-O., « Le “grand remplacement”, généalogie d’un complotisme caméléon », op. cit.
[6] Cf. Bherer M.-O., « Le “grand remplacement”, généalogie d’un complotisme caméléon », op. cit.
[7] Ibid.
[8] Camus P.-Y et Lebourg N., Les Droites extrêmes en Europe, Paris, Seuil, 2015, p. 246.
[9] Ibid.