Durant l’entre-deux-guerres [1], les gouvernements des démocraties européennes ont instauré des lois établissant la dénationalisation de millions d’individus nés en Europe. Insécurisés par la fragmentation d’une partie de l’Europe de l’Est après la première guerre mondiale, fuyant le fascisme italien, les persécutions nazies et l’ascension irrépressible de Franco au pouvoir, ils seront des millions jetés sur les routes en 1938. À cette période, le gouvernement français facilite considérablement la procédure de déchéance de nationalité. La philosophe Hannah Arendt a mis en lumière ce « phénomène de masse le plus nouveau de l’histoire contemporaine » [2], que furent les heimatlos, les apatrides.
Exclus de leur pays et dépouillés de leur citoyenneté, ils vont errer en Europe, n’ayant que leur corps pour seul viatique, puis échouer pour la plupart dans « le seul substitut concret à une patrie inexistante » [3], le camp d’internement. Ces bannis de l’Autre rejoignent alors les migrants économiques victimes de la crise de 1929, ils viennent s’ajouter à ces masses devenues surnuméraires.
Dans son essai de 2019, Récidive [4], Michaël Fœssel restitue les événements de l’année 1938. Sujet sensible, la question des étrangers est alors au cœur des préoccupations nationales. Un décret pris par le gouvernement Daladier sur « la police des étrangers » [5] ordonne la pénalisation de l’aide qui leur serait apportée. Cette disposition annonce l’immense bureaucratie des migrations qui commence à se mettre en place.
Il cite un article [6] de la revue Esprit de décembre 1938, pour saisir ce que signifie le préfascisme français : « dans les pays totalitaires, “les chefs réalisent ce miracle de mettre l’ascétisme au service de la voracité affamée” [7] » [8]. M. Fœssel comprend alors que « le malheur social […] unifie les masses » [9], il ajoute que les « dirigeants totalitaires ne nourrissent pas beaucoup mieux leur peuple, mais ils lui donnent en compensation un nouvel objet à haïr. » [10] L’Autre, cet étranger prend figure d’objet haï, et son rejet nourrit ce mode obscur de jouissance. C’est bien dire que la voracité octroie une consistance particulière à l’objet rien. C’est dire aussi que dimension pulsionnelle et férocité totalitaire sont intriquées, impliquant le corps étreint par la haine et son réel de jouissance.
Les logiques et discours du passé enseignent sur ce que nous vivons aujourd’hui. Les événements ne se répètent pas, mais l’Histoire avec sa grande hache [11] taille cette fois encore dans le vif. Après les exilés afghans, syriens et africains, des millions d’êtres humains sont jetés sur les routes d’une Europe à nouveau violemment heurtée par la guerre. Ces naufragés du monde traversent la différence des temps, pour venir échouer sur un rivage ou une ville inconnus d’eux. Ceux d’Ukraine ne sont pas apatrides, mais le réel de la misère et celui de la guerre expulsent chacun de son lieu.
L’urgence de contrer la pluralisation des ségrégations a saisi l’ACF en Estérel – Côte d’Azur, précipitant la tenue d’un Forum ayant pour thème « L’Autre, cet étranger » le 5 mars 2022 à Nice. Artistes plasticiens contemporains et psychanalystes ont dialogué sur les variations de cet étranger qui est en nous. Cette conversation a réuni ceux qui se confrontent au Malaise dans la civilisation [12], instaurant que là où il y a de l’analyste, il y a refus de ces nouveaux discours banalisant la haine et l’increvable pulsion de mort. Ce numéro 266 d’Hebdo-Blog réunit des participants qui témoignent de l’engagement montré lors de ce Forum. Son élaboration a été soutenue par le récent ouvrage [13] de Camilo Ramírez, solidement orienté du réel.
Philippe Giovanelli
_____________________
[1] Cf. Briole G., « Préface », in Ramírez C., Haine et pulsion de mort au XXIe siècle. Ce que la psychanalyse en dit, Paris, L’Harmattan, 2019, p. 14 : « Les hommes sont toujours entre deux guerres. »
[2] Arendt H., Les origines du totalitarisme. Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard, Quarto, 2002, p. 573.
[3] Ibid., p. 583.
[4] Fœssel M., Récidive 1938, Paris, PUF, 2019.
[5] Ibid., p. 128.
[6] Klossowski P., « Les forces de la haine : Qui est mon prochain ? », Esprit, n°75, décembre 1938, disponible sur https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k30070r/f84.item.r=Klossowski
[7] Ibid., p. 419.
[8] Fœssel M., op. cit., p. 144.
[9] Ibid.
[10] Ibid.
[11] Perec G., W ou Le souvenir d’enfance, Paris, Gallimard, 1993, p. 17.
[12] Freud S., Le Malaise dans la civilisation, Paris, Points, 2010.
[13] Ramírez C., Haine et pulsion de mort au XXIe siècle. Ce que la psychanalyse en dit, op. cit.