Quels liens établir entre parole et objet oral chez le tout-petit ? En quoi le surgissement du babil, initiateur d’une prise de parole, est-il un premier témoin d’une énonciation ?
Une scène de la vie quotidienne nous permet d’établir un constat clinique articulé autour de la pulsion orale. Alors qu’un enfant de quelques semaines est nourri par sa mère, celui-ci quitte le nourrissage pour émettre son premier babil. Les sons qu’il est sur le point d’émettre semblent comme coincés dans sa gorge, presque retenus. Cette émission sonore dévoile la découverte par l’enfant lui-même de sa propre voix articulée au langage. Le langage émerge à partir de la matière langagière, sans s’y réduire. Nourrissage et énonciation sont intriqués, mais la direction de chacun de ces mouvements est inverse : alors que le nourrissage vient de l’autre, l’énonciation, qui s’appuie sur l’Autre, vient du sujet.
La parole palpitante
La jouissance du corps constitue un temps inaugural qui fraie à l’infans la voie d’entrée dans le langage. Dès son plus jeune âge, le sujet fait « jaillir la langue dans l’énonciation1 », puisqu’il manifeste un mouvement vers l’autre qui marque la présence de son être. Par la manière singulière dont chaque bébé fait avec la langue, il façonne son babillage. Celui-ci est un produit de son corps qui ne s’en détache pas si aisément. Il relève d’un territoire « où la parole elle-même perd sa fonction de communication […] pour n’être plus rien d’autre que la palpitation d’une jouissance2 ». En effet, l’infans est traversé par ce vivant qui l’agite et se dépose dans son corps, avant même qu’il y découvre une source de plaisir et en fasse un usage. Autrement dit, lalangue est une empreinte singulière dans la matière langagière. Cette opération ne se fait pas sans l’Autre et le bébé doit en passer par une séparation pour accéder aux prémices du langage, à un premier mouvement qui va s’apparenter à une intention de signification.
L’amour comme condition
Par sa mise en jeu du langage, la parole est un objet oral en tant que tentative d’habillage de cette perte. « La parole est apparue un jour comme un trou dans le monde fait par la bouche humaine3 », nous dit le poète. Entrer dans le langage est adresse à l’Autre et constitue l’élan avec lequel il se risque dans cette contrée étrangère du monde des mots.
« Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir.4 » Cette impulsion qui pousse le petit être à se détourner de la pure jouissance pour aller vers l’Autre, n’est-ce pas un mouvement d’ouverture relevant de l’amour en tant qu’il se supporte de la parole ? Si aimer est don de ce qui manque, parler à un enfant depuis « la bouche désirante de sa présence [lui offre] une place creusée dans le cœur de son désir, du désir de l’Autre5 ». En retour, l’enfant s’adresse à l’Autre. Ainsi, la demande liée aux besoins en recouvre une autre, plus fondamentale, qui est demande d’amour. Y répondre en faisant don de sa présence incarnée ne relève pas d’un avoir, mais plutôt de l’être.
Ariane Fournier
[1]. Fonds Émile Benveniste de la BNF, disponible sur internet : https://shs.cairn.info/revue-langage-et-societe-2009-1-page-23?lang=fr#re7no7.
[2]. Miller J.-A., « “De l’inconscient au réel” : une interprétation », Quarto, n°91, novembre 2007, p. 61.
[3]. Novarina V., Devant la parole, Paris, P.O.L, 2010, p. 17.
[4]. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 209.
[5]. Lacadée Ph., « Le goût des mots et l’amour de la langue », Pari de la conversation, 26 mars 2023, disponible sur internet.
