CHRONIQUE DU MALAISE : L’avenir d’une désillusion

 

Les commentateurs de la vie politique ruminent inlassablement le déclin des partis qui ont structuré celle-ci depuis la fin de la guerre : la droite républicaine dont l’heure de gloire fut l’épopée gaullienne, et la gauche de gouvernement avec son axe molleto-mitterandien. Mais la dissolution la plus spectaculaire et à même de bouleverser l’espace du débat d’idée, c’est celle du communisme naguère, avec sa vitrine soviétique du socialisme réel, et plus récemment celle du catholicisme clérical. Le cœur battant et l’esprit en éveil de l’un étaient au Kremlin, et de l’autre au Vatican. Les murs de Jéricho s’effondrent, à Berlin d’abord et dans les plus petites paroisses enfin. Ce sont les deux institutions symétriques du XXe siècle qui vacillent tour à tour, après avoir régné au moins sur l’Europe du Sud et l’Amérique latine.

Si le glas sonne peut-être pour la Sainte Église catholique, apostolique et romaine, ce n’est pas du fait des vaticinations toujours comiques des anti-calotins, mais par les flétrissures que lui imposent ses propres serviteurs, dans une ultime trahison des clercs. Les assauts des Sept contre Thèbes ne sont rien, si le venin n’est pas à l’intérieur de la Cité. L’arrogance des prélats qui s’autoamnistient et des évêques qui couvrent leurs brebis criminelles semble leur revenir en boomerang dans le mépris et le dégoût qu’ils suscitent. Cette crise, qui amène Véronique Margron, prieure provinciale des dominicaines et présidente de la Conférence des religieux de France, à douter de sa foi devant la corruption systémique de l’appareil qu’elle sert avec abnégation, fera-t-elle mentir la prophétie de Lacan quant au triomphe de la religion [1] ? On en est à se demander s’il ne faut pas lancer une mise en garde à tous les parents : puisque les prêtres protègent les criminels qui prolifèrent en leur sein, si vous voulez protéger vos enfants, éloignez-les de l’Église ! Ici résonne en nous la voix du vieux Voltaire : « Nous écraserons l’infâme ! » [2]

En vérité, les prélats pédophiles sont à tout prendre une figure possible parmi d’autres, avec les prédateurs strauss-kahniens et les pères incestueux, de la résurrection du père jouisseur de la horde, dont le retour n’est qu’une des conséquences du déclin du père œdipien.

Mais la partie n’est pas jouée d’avance. Si l’abjection de la hiérarchie catholique fait résonner le discours antipapiste de Karamazov [3], on sait bien que l’Église a su rebondir plus d’une fois. Elle ne changera sans doute rien à sa doctrine concernant le sexe, qui fait que ce qui est refusé dans le symbolique revient dans le réel. Mais il n’est pas facile de faire totalement abstraction du message des Évangiles, qui peut toujours donner matière à une renaissance. Il peut repartir, comme la braise sous les cendres. Ils pourraient alors prendre le parti de l’enfant, plutôt que de son agresseur. Il suffirait qu’ils n’oublient pas ce dogme rappelé par Vatican II : « l’Église, conformément aux exigences de la vérité, donne le primat à la personne sur la communauté » [4]. L’intérêt de l’institution ne saurait être mis au-dessus du sort de ses victimes. Et certains, allant à la source, pourraient alors se souvenir de ces paroles qui ne passent pas : « Ce que vous avez fait aux plus petits d’entre les miens, c’est à moi que vous l’avez fait. » [5]

Ces soubresauts peuvent donc conduire aussi bien à une nouvelle Réforme, qu’à une Contre-réforme up to date, à un nouveau Concile comme à une implosion. Beaucoup dépendra du talent et des vertus de quelques-uns.

Philippe De Georges

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[1] Cf. Lacan J., Le Triomphe de la religion, Paris, Seuil, 2005.

[2] Cf. Lettre de Voltaire à Damilaville, 18 août 1976, cité in Cahier Voltaire, 2014, note 10, p. 10, disponible sur internet.

[3] Cf. Dostoïevski F., « Le Grand Inquisiteur », Les Frères Karamazov, tome I, Paris, Folio Gallimard, 1973, p. 338-361.

[4] Maritain J., Le Feu nouveau. Le Paysan de la Garonne, Genève, Ad Solem, 2006, p. 94.

[5] La Bible de Jérusalem, Évangiles, Matthieu 25:40, Paris, Éditions du Cerf, 1978.