Ce titre est une citation de Balzac dans La Maison Nucingen1. Jacques-Alain Miller s’y réfère dans son entretien consacré aux rapports de la psychanalyse et de l’amour que l’on trouve sur le site du Congrès de l’AMP2. Parmi les classiques, Balzac est le premier, voire le seul, romancier de la pulsion. Ses personnages ne sont pas divisés par le désir, mais peu ou prou dévorés par la pulsion qui fait obstacle au rapport sexuel. Le qualificatif balzacien s’applique ainsi à tous ceux qui savent ce qu’ils veulent et le veulent jusqu’au bout, soit, comme le dit Baudelaire, à des âmes chargées de volonté jusqu’à la gueule3.
Pulsion dévorante
La hideur en cause est donc celle de la jouissance qui anime autant les personnages que le décor – c’est ce qui ruisselle dans les célèbres descriptions qui ont fait son style. Ses personnages ne diffèrent entre eux que par leur façon de supporter la jouissance. Le contraste entre Lucien de Rubempré et Rastignac est éclatant. Le premier est sans force contre la volupté ; le second résiste, lance devant Paris le célèbre « À nous deux maintenant » et finit ministre – Rastignac est ainsi devenu une manière de nom commun pour désigner l’ambitieux cynique. Quant au fameux Nucingen, banquier implacable et avide, champion des faillites frauduleuses, il ne respecte rien ni personne pour s’enrichir, et n’arrive à rien d’autre lorsque la passion pour Esther le prend qu’à la faire mourir.
Amour et éternité
Une passion devient éternelle en touchant à l’amour parce que celui-ci est plus fort que le temps4. Si la jouissance sexuelle ne dure qu’un moment plus ou moins court et est donc soumise au temps, l’amour s’en émancipe en touchant grâce au signifiant à l’éternité. C’est dire que l’amour peut prendre le relais du phallus arrivé au terme, fut-il temporaire, de sa carrière.
Le drame de l’amour
Cela étant, l’amour ne va pas pour autant sans drame. Pour le dire autrement, il naît ensoleillé, mais ne se poursuit pas sans nuages. Divine surprise, il surmonte l’impossibilité initiale du rapport sexuel en donnant aux amants l’illusion que le rapport sexuel cesse de ne pas s’écrire, un mirage de l’éternité. C’est ensuite que commence le temps des problèmes et de la douleur puisqu’avec l’éternité, on tourne le dos au réel de l’amour en oubliant qu’il est enfant de bohème, soit fruit du hasard. La rencontre qui aurait pu ne pas avoir lieu devient alors une nécessité écrite dans les astres – nous étions faits l’un pour l’autre5. Cette nécessité se révèle chaque jour qui passe de plus en plus illusoire, les amants ne pouvant faire autrement que de suivre leur propre pente – il fait le fils, elle le châtre en se l’attachant. Cette substitution de la nécessité à la contingence où la négation se déplace, le cesse de ne pas s’écrire devenant ne cesse pas de s’écrire, fait la destinée et le drame de l’amour6, remarque Lacan.
Philippe Hellebois
[1] Balzac H., La Maison Nucingen, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1977, p. 336.
[2] Miller J.-A., « La psychanalyse enseigne-t-elle quelque chose sur l’amour ? », entretien, Psychologies magazine, n°278, octobre 2008, disponible sur internet.
[3] Baudelaire C., cité par J.-A. Miller, in Miller J.-A. (s/dir.), La Psychanalyse au miroir de Balzac, Paris, École de la Cause freudienne, coll. Rue Huysmans, 2006, p. 17.
[4] Cf. Miller J.-A., « Introduction à l’érotique du temps », La Cause freudienne, n°56, mars 2004, p. 71-72.
[5] Ibid.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 132.




