Qu’est-ce qu’un acte ? Certainement pas une action, une simple réponse de l’organisme ou une décharge motrice du corps en réaction à un stimulus venant de l’extérieur. Pour qu’un acte en soit véritablement un, il doit être lié à l’ordre signifiant au sein duquel il vient s’inscrire, tout en marquant un franchissement ouvrant sur quelque chose de l’ordre du commencement, du nouveau. Le franchissement du Rubicon par César illustre cette logique, comme le signale Lacan : « C’est un exemple assez simple […]. Franchir le Rubicon n’avait pas pour César une signification militaire décisive. En revanche, le franchir, c’était rentrer sur la terre-mère, la terre de la République. L’aborder, c’était la violer. C’était là quelque chose de franchi1 ».
Un nouveau désir
Dans la même leçon, Lacan souligne à ce propos que le franchissement propre à l’acte analytique permet de « susciter un nouveau désir ». Comment entendre cela ? Lacan convoque ici un poète, Rimbaud, et son poème intitulé À une raison, où l’on trouve, nous indique-t-il, « la formule de l’acte »2. Voici l’extrait qu’il choisit : « Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie. Un pas de toi c’est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche. Ta tête se détourne : le nouvel amour ! Ta tête se retourne, – le nouvel amour ! »
Comme Philippe Lacadée le souligne3, le passage cité n’est pas sans nous faire penser à ce que Lacan énonce dans Le Séminaire, livre XX, à savoir que dans ce poème, l’amour est le signe qu’on change de discours4. Ne pouvons-nous pas alors entendre le franchissement, qui suscite un nouveau désir, comme ce qui permet au sujet de passer d’un discours à un autre ? L’enjeu de l’acte analytique ne serait-il pas de faire en sorte, comme Rimbaud le laisse entendre, qu’un nouvel amour se tisse ainsi dans le rapport à l’Autre de la langue, au-delà des conventions du discours établi ? Dans cette perspective, l’acte poétique de Rimbaud fait écho à celui de César vis-à-vis de la loi romaine.
Vers un nouvel amour
C’est là où les mots manquent, là où le savoir rate (ce dont l’inconscient témoigne par ses formations), là où domine l’horreur de savoir, que l’acte de l’analyste permet au sujet de faire surgir un nouveau désir à partir d’un changement de discours. Ce dernier n’est autre que celui de l’inconscient, où se déplient pour le sujet un savoir et un désir dont la maîtrise cependant lui échappe et qui le divise. Du nouveau, c’est précisément ce que l’acte analytique permet de susciter. L’expérience d’une psychanalyse offre au sujet de trouver ses propres signifiants pour dire ce qui touche au plus intime, au-delà des discours établis. Comme le poète nous le rappelle, à la raison raisonnante du discours courant, la psychanalyse substitue la raison résonnante propre à la langue : en la faisant vibrer, en donnant corps et voix à de nouvelles harmonies, le sujet aura alors chance, comme l’enseigne le poète, de s’orienter vers le nouvel amour d’une langue à venir (donc inédite), lui permettant de cerner les coordonnées de l’objet qui cause son désir. C’est le pari de l’acte de l’analyste.
Lorenzo Speroni
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XV, L’Acte psychanalytique, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2024, p. 92.
[2] Ibid., p. 93.
[3] Cf. Lacadée P., Le Dit poétique d’un ange en exil. Rimbaud avec Lacan, Paris, La Lettre volée, 2025.
[4] « L’amour, c’est dans ce texte le signe, pointé comme tel, de ce qu’on change de raison, et c’est pourquoi le poète s’adresse à cette raison. On change de raison, c’est-à-dire – on change de discours ». Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 20.
