« Aujourd’hui, il est pauvre : non parce qu’on lui a tout pris, mais au contraire parce qu’il s’est débarrassé de tout. » Friedrich Nietzsche, Le gay savoir, aphorisme 185
Pour la psychanalyse, penser la marginalité – et la précarité qui peut l’accompagner – comme un déficit à combler revient à en ignorer, voire en mépriser, les ressorts subjectifs toujours singuliers. L’inhibition, la passivité impliquent une participation inconsciente, une action dans le placement de la libido, invisible à l’observateur et opaque pour le sujet lui-même. Méconnaître cette participation voue toute tentative d’insertion à l’échec car elle attaque l’équilibre mis en place par le sujet, voire sa stratégie défensive… même si le sujet le demande, même si cet équilibre est cher payé. Le sujet ne peut introduire un changement durable dans ce montage que s’il a aperçu la logique inconsciente qui le sous-tend et donc seulement s’il a pu rencontrer un partenaire comme l’analyste prêt à accueillir le témoignage de sa position en se gardant de vouloir « son bien ».
Une brève vignette clinique du cas d’un jeune homme peut illustrer ces points. Elliot consulte récemment sur l’incitation de sa mère pour « un blocage » : il n’a aucun goût pour le travail qu’il lui faudrait fournir, il le sait, s’il veut obtenir son bac. « Horrible » est le terme qu’il choisit pour dire son expérience du monde depuis le collège. Il a été « dégoûté » par ses camarades et il en a conçu une haine pour les humains qu’il « déteste ». Et s’il s’est « calmé », comme il dit, c’est au prix d’un retranchement chez lui où la poursuite de sa scolarité à distance le laisse dans une certaine perplexité, à l’écart d’un monde dont il ne comprend pas les règles qu’il juge abusives. Pourquoi faudrait-il un bac et deux années d’étude pour entrer dans la fac d’audiovisuel qui l’intéresse pourtant ? Pourquoi tout est-il « codifié » ? Pourquoi ce passage obligé par des connaissances qu’il estime inutiles car trop éloignées de ses centres d’intérêt ? La philosophie qu’il découvre cette année n’est pas pour lui déplaire, mais pourquoi lui demande-t-on de rapporter les idées des philosophes sans plus se soucier de ses propres idées dont il dit « qu’on se fout » ?
Son seul ami a déménagé loin de chez lui, ce qui le prive de leur sortie mensuelle au cinéma. Quel effet a donc eu pour lui cette perte ? « Aucun ». L’ordinateur tend à devenir son partenaire privilégié. Elliot passe le plus clair de son temps à jouer en ligne. Ce n’est pas sans angoisse qu’il est venu à ce premier rendez-vous : « Qu’allait-il pouvoir dire ? » Cette question ne l’a pas laissé dormir de la nuit. Invité à dire ce qui lui vient, un rêve, un mot, un geste qui a pu le surprendre ou retenir son attention, il rapporte une phrase entendue qui entraîne son adhésion : « Dans un monde où on ne peut pas faire ce que l’on veut, on devrait avoir le droit de ne rien faire ». Veut-il d’un monde meilleur ? Autrement dit, y a-t-il des idéaux qu’il souhaiterait voir se substituer à ceux promus par la civilisation de la science et du capital ? Absolument pas. « Le monde est bidon, ce n’est pas qu’il pourrait être mieux, ça marche… On pourra toujours se plaindre, il est fait pour une majorité, pas pour ceux qui sont à la marge comme moi. »
Elliot se protège d’un monde incompréhensible qui « le saoule », il résiste à l’envahissement de l’Autre, tente de creuser avec l’objet rien un espace où loger son être : « Dans un monde où on ne peut pas faire ce que l’on veut, on devrait avoir le droit de ne rien faire ». Traduisons : dans une civilisation où le désir tend à être saturé par les objets de consommation, « faire rien » prend la forme d’une résistance.
Le pari de la psychanalyse sera justement de creuser avec lui un espace. Comment ? En apprenant de lui quel est son goût pour « les montages » et quelle est sa passion pour « les dragons qui volent, communiquent avec les pensées, sont intelligents et sages ». « J’ai tout un univers dans ma tête », a-t-il pu nous confier. Lui permettre de nommer cet univers, c’est donner à Elliot une chance de l’insérer dans l’Autre et ainsi redonner une valeur au monde qui n’en a plus pour lui.