La clinique du terrain nous amène à constater que les autistes de type Kanner, mutiques ou peu parlants, sont souvent aussi le siège d’une pulsion orale dévorante. La nourriture, voire parfois des objets non comestibles, font appel à être ingérés de façon irrépressible et gloutonne. Travaillant sur l’objet voix dans l’autisme et constatant sa non-cession1, je me suis interrogée sur les liens qui articulent l’objet oral et l’objet voix, puisque tous les deux partagent un lieu commun : la bouche.
La bouche derrière l’enclos des dents
Dans le Séminaire X, Lacan nous dit : « Chacun sait […] les liens du stade oral et de son objet avec les manifestations primaires du surmoi. En vous rappelant sa connexion évidente avec cette forme de l’objet a qu’est la voix, je vous ai indiqué qu’il ne saurait y avoir de conception analytique valable du surmoi qui oublie que, par sa phase la plus profonde, c’est l’une des formes de l’objet a.2 »
Bien que Lacan énonce le lien entre l’objet oral et la voix telle une évidence, il faut bien constater que, comme la lettre volée, cette évidence ne cesse de nous échapper. Ces deux objets sont pourtant situés dans la même zone corporelle : la bouche derrière l’enclos des dents. La bouche dévore et émet le son qui sort de la gorge. La bouche absorbe le lait du sein que l’on peut prendre en mains. La bouche recrache le son avec lequel elle forme des signifiants pour les transformer en paroles. À l’origine, la bouche pleine de dents mord pour tuer et s’alimenter. Le hurlement qui s’échappe de la gueule du loup nous glace les sangs et nous rappelle cette menace primitive que l’on retrouve dans les contes pour enfants : celle d’être dévoré, sans oublier le désir de l’être, comme nous l’éclaire La Chèvre de monsieur Seguin.
Le signifiant vocalisé
Mais le lieu de la voix, c’est aussi l’oreille qu’il n’est pas possible de refermer et dans laquelle un vide est nécessaire pour que cela puisse résonner. Ce qui importe n’est bien sûr pas le vide physique, mais bien le vide de l’Autre – l’ex-nihilo (l’Autre barré).
Donc la connexion inévitable entre les deux objets, voix et oral, est au principe même de la construction de la défense autistique par le mutisme. L’objet voix ne peut être cédé sans que la menace de dévoration ne soit activée. Ce n’est pas la mère qui est crocodile, mais bien la langue elle-même, en tant que pour être énoncé le signifiant doit être vocalisé. Le signifiant vocalisé active l’enclos des dents qui pétrifie le sujet sous la menace. Cela rend les enfants autistes allergiques à la voix de l’Autre qui sort du trou de la bouche, surtout si celle-ci hurle, crie ou parle plus fort. Chuchoter, chantonner permet de traiter la menace de cet Autre trop réel du fait de sa jouissance orale non barrée. C’est pourquoi la musique peut faire bord, mais risque d’isoler davantage le sujet. En le protégeant de l’intrusion de la jouissance orale de l’Autre, la musique apaise, mais elle isole davantage l’autiste sans lui apporter nécessairement de solution sinthomatique.
Katty Langelez-Stevens
[1]. Cf. Maleval J.-C., L’Autiste et sa voix, Paris, Seuil & Champ freudien, 2009, p. 246 : « L’objet de la jouissance vocale n’étant pas extrait, il reste en permanence menaçant pour l’autiste ».
[2]. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 342.




