
« Funes el memorioso » : en prendre de la graine
Si le poète va jusqu’aux limites des possibilités du langage, Borges flâne au-delà de ces limites. Magicien du réel, sa nouvelle « Funes ou la mémoire » [1] nous montre ce réel qui cogne lorsque le langage vise la totalité.
Habitant des faubourgs de Fray Bentos, Uruguay, Ireneo Funes devient « memorioso » lors d’un accident grave qui le rend infirme. Dans sa chambre, contemplatif jusqu’à la sidération, il est capable de reconstruire de mémoire une journée entière, sans hésitation. « [N]on seulement Funes se rappelait chaque feuille de chaque arbre de chaque bois, mais chacune des fois qu’il l’avait vue ou imaginée. » [2]
Personnage rustique et vernaculaire, sa mémoire prodigieuse le pousse aux limites de la mémoire elle-même. Car une mémoire qui se souvient de tout, est-elle toujours une mémoire ? L’enjeu que nous soulignons ici n’est pas tant la clarté et la précision de ses souvenirs, que la position mythique dans laquelle le placent ces derniers : nommer chaque chose dans le détail de chacun de ses instants. Un véritable projet de langage sans faille.
Ainsi, avec des souvenirs aussi détaillés, « [n]on seulement il lui était difficile de comprendre que le symbole générique “chien” embrassât tant d’individus dissemblables […] ; cela le gênait que le chien de 3 h 14 (vu de profil) eût le même nom que le chien de 3 h un quart (vu de face). » [3] Ce même embarras le pousse à concevoir un nouveau système numérique, à cause du « mécontentement que lui procura le fait que les Trente-trois Orientaux exigeaient deux signes et deux mots, au lieu d’un seul mot et d’un seul signe. » [4] Ce « principe extravagant » est appliqué aux autres nombres : « [a]u lieu de “sept mille treize”, il disait (par exemple) “Maxime Pérez” ; au lieu de “sept mille quatorze”, “le chemin de fer” » [5]. Le narrateur tente de le persuader en vain que « cette rhapsodie de mots décousus était précisément le contraire d’un système de numération » [6]. En effet, chaque nombre devient un nombre tout seul, donc jamais le précédent ni le suivant d’une série [7].
Funes nous montre les conséquences d’un langage sans faille, supportable seulement par une mémoire dont l’énormité la rend équivalente à l’oubli. En nommant chaque goutte du fleuve d’Héraclite, chaque instant devient une première fois, et chaque moment qui le précède devient unheimlich : « [s]on propre visage dans la glace, ses propres mains, le surprenaient chaque fois. […] Il était le spectateur solitaire et lucide d’un monde multiforme, instantané et presque intolérablement précis. » [8]. Reconnaissant et méconnaissant son propre corps, il vit à ciel ouvert ce qui est le propre du sujet : « qu’en lui il y a un moi qui lui est toujours en partie étranger » [9].
Si « de l’art, nous avons à prendre de la graine » [10], comment penser Funes dans notre époque, celle de la montée au zénith du plus de jouir ? Ferait-il le catalogue des modes de jouissance ? Nommerait-il chaque instant de jouissance, en multipliant de manière illimitée « la première fois » ? [11] Catalogue exhaustif des « petites différences », notre héros semble paraphraser la « Note sur le père » : devant la glace, Funes fait de sa propre image une sorte de « ségrégation ramifiée […] qui ne fait que multiplier ses barrières » [12]. Funes et notre époque ont beau tenter de nommer le réel, il reviendra toujours à la même place. Comme disait un ami, rien de pire qu’un « dimanche de la vie » [13], car il y a toujours un lundi.
Cristóbal Farriol
______________________
[1] Borges J. L., « Funes el memorioso », Obras completas, 1923-1972, Buenos Aires, Emecé Editores, 1942. Traduction française : « Funes ou la mémoire », Fictions, Paris, Gallimard, 1957, 1965, 1993, p. 113-124.
[2] Ibid., p. 122.
[3] Ibid.
[4] Ibid., p. 121.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Cf. Miller J.-A., « L’Un est lettre », La Cause du désir, n°107, mars 2021, p. 19.
[8] Borges J. L., « Funes ou la mémoire », Fictions, op. cit., p. 122-123.
[9] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 107.
[10] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 9 avril 1974, inédit.
[11] « Por qué deberíamos cambiar el concepto de “perder la virginidad” » – BBC News Mundo, consultable à https://www.bbc.com/mundo/vert-cap-58690165?utm_source=pocket_mylist
[12] Lacan J., « Note sur le père », La Cause du désir, n°89, mars 2015, p. 8.
[13] Queneau R., Le Dimanche de la vie, Paris, Gallimard, 1973, cité in Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière/Le Champ freudien, 2013, p. 413.
Articles associés
-
Science et psychanalyse, un certain nouage3 décembre 2023 Par Stéphanie Lavigne
-
L’indéterprétation3 décembre 2023 Par Simon Darat
-
L’éthique du vivant en psychanalyse3 décembre 2023 Par Caroline Doucet
-
Le “flow”, une musique du “parlêtre”25 novembre 2023 Par Isabelle Orrado
-
Musique contemporaine : la fuite du son25 novembre 2023 Par Serge Cottet