L’après-midi nantais à laquelle la délégation Val de Loire-Bretagne avait invité Éric Laurent parlait politique lacanienne : « L’inconscient c’est la politique » à l’époque du parlêtre. Y intervenaient : Fouzia Taouzari, Jean-Louis Gault et Bernard Porcheret.
Solenne Benbelkacem Leblanc en propose un écho à partir de la question : « Alors, toutes des meurtrières ? »
La lettre féminise
Cet événement fut un moment passionnant autour de l’érotisme féminin et de ses liens avec la politique lacanienne. Qu’est-ce qu’une politique qui saurait se servir de la logique féminine ? Celle-ci faisait écho à l’énigme d’une phrase de Lacan : la lettre féminise, phrase qui est revenue plusieurs fois dans l’intervention de Bernard Porcheret, faisant référence au « Séminaire sur la lettre volée » de Lacan.
Le discours analytique ne laisse pas le sujet en paix avec ses petites affaires. Il interroge : la position féminine, est-ce de se mettre en place d’arbre qui cache la forêt, ou encore est-ce le point d’où part le regard légendaire de Méduse ? Femme, pourrait-on dire, de « ce n’avoir pas »[1], que vas-tu faire ?
La lettre félinise
D’abord, je dois dire que j’ai été saisie par l’ambiance d’inquiétante étrangeté qu’a ouverte Éric Laurent en introduisant le célèbre Cri d’Edvard Munch et l’interprétation originale qu’en a donnée Lacan. Des formules ont donné corps à ce point d’immobilité, à ce surgissement intolérable de la jouissance qui s’approche. Nous plongions alors dans une sorte de 4e dimension, où le prochain est « toujours déjà là »[2]. Das Ding tient décidément du félin : ça peut surgir à tout moment. L’on se serait presque cru en brousse, en pleine partie de chasse !
Mais, est-ce dire que cela veut nous dévorer ? Cela dépend de la direction qu’on lui donne. Avec l’enseignement de Freud en gouvernail, cela donne plutôt : « Le lion ne bondit qu’une fois ». C’est dire que si cet extime est noué au bon discours, son agent saura en faire quelque chose. Savoir rester immobile et se fondre dans le décor. Savoir agir dans l’ombre comme un ninja pour mener une action seconde. Et savoir bondir avec toute la vivacité requise au moment opportun.
La lettre Bruce-Leenise
Ensuite, j’emprunterai un détour Fellinien en invitant Bruce Lee, légende des arts martiaux et du cinéma. Une émission de radio[3] rapportait récemment son précieux conseil à qui veut passer maître en art martial : « Sois de l’eau, mon ami »[4]. Elle rappelait aussi qu’à ses débuts cet acteur ne tenait pas dans les limites de l’écran. Bondissant d’un coup de pied, il jaillissait et se retrouvait hors du cadre : un vrai geyser. De même, ses coups étaient si rapides qu’il a fallu piéger plus d’images, sans quoi le mouvement demeurait invisible. Des coups fantômes, disait-on.
Si l’on rapproche son conseil de la devise de Jacques-Alain Miller adressée aux psychanalystes : « Croire sans y adhérer »[5], on obtient : « Croire sans adhérer comme sait le faire l’eau vive ». En effet, quoi de mieux que l’eau vive pour se faire tour à tour carafe, agrafe, rideau, nœud… tout en restant instantanément libre de s’écouler de nouveau, s’évaporer ou jaillir ?
La lettre irise
Mais devrait-on conclure de cette grande inconsistance de l’eau la même chose que François Ier : « Souvent femme varie, bien fol qui s’y fie » ? Nous pourrions lui répondre : « Napoléon, tout ça c’est bien joli mais pour les châteaux d’eau, faudra encore pomper ! ». Fions-nous plutôt à l’enseignement de Lacan et à son « Fiat trou ! »[6]. Solidement noué à l’éthique du discours psychanalytique, du « cynisme féminin »[7] participerait plutôt à iriser les grandes idéologies humaines. Et sur ce point, un psychanalyste et une femme sont forcément amis, nous regardant parfois avec leurs yeux « revolver »[8] quand des vessies sont trop prises pour des lanternes. Cela n’en fait pas pour autant un regard qui tue, mais plutôt un regard qui saurait tordre le discours du Maître et qui saurait soutenir un sujet dans son accès singulier à une dignité.
« La vérité n’a pas de chemin. La vérité est vivante et par conséquent, changeante », dit Bruce Lee, dans Tao of Jeet Kune Do (1975).
Ainsi, le discours analytique pourrait dire : « Sois de l’eau, mon ami psychanalyste » pour savoir jouer des semblants de ton époque. Car c’est de leur usage au-delà de la borne phallique que la Lettre Volée[9] tire sa redoutable efficacité.
[1] Fari P., « La psychanalyse au XXIe siècle », La Cause du désir, n°89, Navarin Éditeur, mars 2015, p.112.
[2] Lacan J., Le séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, p.225.
[3] Bruce Lee furieux, France culture, 16 mai 2015.
[4] Citation complète : « Vide ton esprit, sois informe. Informe, comme l’eau. Si tu mets de l’eau dans une tasse, elle devient la tasse. Tu mets de l’eau dans une bouteille et elle devient la bouteille. Tu la mets dans une théière, elle devient la théière. Maintenant, l’eau peut couler ou elle peut s’écraser. Sois de l’eau, mon ami. » Extrait du film de John Little Bruce Lee: A Warrior’s Journey, 2000.
[5] Miller J.-A., L’inconscient et le corps parlant, Présentation du thème du Congrès de l’AMP à Rio en 2016, version du 25 septembre 2014.
[6] Lacan J., « Des religions et du réel », La Cause du désir, n°90, Navarin Éditeur, juin 2015, p.12.
[7] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. De la nature des semblants », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 29/01/1992, inédit.
[8] Jeu de mot entre le revolver en tant qu’arme à feu et le verbe espagnol « revolver » qui veut dire mettre sans dessus dessous, tordre, renverser.
[9] Lacan J., « Le séminaire sur ‘la Lettre volée’ », Écrits, Paris, Seuil, 1966.