« L’homme sert ici de relais pour que la femme devienne cet Autre pour elle-même, comme elle l’est pour lui. [1] »
Que la femme soit pour l’homme la représentante de l’altérité et même, comme Lacan l’écrit plus loin, que dans la dialectique phallocentrique, elle représente l’Autre absolu, ne me semble pas difficile à saisir. Mais qu’il faille qu’elle en passe par le relais de l’homme pour devenir pour elle-même cet Autre, fait l’énigme qui m’a poussée à choisir cette citation comme objet de mon travail en cartel. Faudrait-il donc en passer par l’homme pour atteindre l’altérité féminine et pouvoir espérer rejoindre l’assomption de la sexuation ? Quel est l’homme dont il est question ? Ce n’est en tout cas pas le fantasme d’un homme – celui du prince charmant ou du chevalier servant – ni non plus celui de Dieu [2]…
Quelques obstacles à la lecture
Cette phrase ainsi extraite de son contexte a déjà été maintes fois commentée et reprise. Elle ressort de l’ensemble et s’extrait de la compréhension. Elle est une évidence et une énigme à la fois. Sa difficulté tient à plusieurs points :
- L’Autre comme concept prend des couleurs signifiantes différentes au fil du texte. De quel Autre s’agit-il ici ? L’adjectif démonstratif « cet » nous donne une indication. L’Autre dont il vient d’être question dans la phrase précédente, c’est « l’altérité du sexe ».
- Notre lecture du texte de 1958 est contaminée par l’élaboration plus tardive sur la sexualité féminine dans le Séminaire XX. Point ici de jouissance féminine, même si on peut en lire des prémisses. Et encore moins de mystiques. Un lapsus de lecture généralisé nous est apparu au cours de notre travail de cartel : il ne s’agit pas pour la femme de devenir Autre à elle-même mais bien pour elle-même.
- Le refoulement de la définition du sujet que Lacan indique dans le point 2 de son écrit, c’est-à-dire qu’il s’agit par son intervention de dégager la partie féminine qui se joue dans la relation génitale, autrement dit dans l’acte du coït. C’est un texte de sexologie féminine qui s’élève contre la domination du phallus qu’il qualifie ironiquement de phanère dans cette phrase interrogative qui oriente son texte : « quelles sont les voies de la libido décernées à la femme par les phanères anatomiques de différenciation sexuelle des organismes supérieurs ? »
- Dans cette phrase, alors qu’il remet la castration au milieu du village, il ne parle ni de père, ni de phallus, mais bien de « l’homme et de la femme ». Il n’est pas question ici du sujet mais de l’individu incarné dans un corps sexué.
Deux points de vue :
Du point de vue de la castration : Le rappel de principe que Lacan veut faire entendre dans son intervention au Congrès et qui est son cheval de bataille de 1958 à 1960 dans les Séminaires VI et VII, est ce que Jacques-Alain Miller a nommé dans « Les six paradigmes de la jouissance [3] », « la signifiantisation de la jouissance ». Lacan rappelle que le symbolique organise les pulsions et qu’il ne s’agit pas de penser les choses en termes de privation et de frustration. Avec la castration, c’est de symbolique dont il est question et non de réel ou d’imaginaire. La castration n’est pas un fait de développement mais de langage. Ce langage (cet Autre symbolique) est supporté par un Autre incarné (« la subjectivité de l’autre »). Par conséquent, l’« altérité du sexe se dénature de cette aliénation [4] ». Autrement dit, le réel de la différence des sexes est recouvert par le symbolique. Le réel se dénature parce qu’il est symbolisé. Néanmoins, c’est le phallus en tant que symbole unique pour les deux sexes qui organise la différence sexuelle. Il y a, ou il n’y a pas le phallus, c’est ce qui dit la différence des sexes. Donc le symbolique est machiste et il est en cela soutenu par le piège de l’évidence par l’imaginaire. Mais au sens du réel, il n’y a pas de rapport entre les sexes c’est-à-dire que la différence est absolue. Du point de vue symbolique, l’homme et la femme sont sous le signifiant phallique et c’est en passant par le relais du corps de l’homme que la femme peut se sentir Autre pour elle-même. Puisqu’elle est elle-même soumise au signifiant phallique qui régit la nomination des sexes, ce n’est qu’en passant par son relais à lui qu’elle peut s’apercevoir en tant qu’Autre, absolument différente, radicalement étrangère. L’homme sert de relais. Il ne passe pas le relais, il est le relais phallique par sa présence. D’où le ravage dans lequel elle se trouve quand il la trahit ou la quitte. En tant que corps incarné, l’homme est l’objet pour que la femme devienne cet Autre de la différence des sexes qu’elle est pour lui.
À l’envers de la frigidité, du point de vue de l’orgasme : Si l’on garde à l’esprit la définition du sujet de son intervention, Lacan parle de la part féminine qui se joue dans l’acte sexuel. Cette phrase énigmatique et que l’on pourrait croire s’élever dans les hauteurs de la jouissance mystique pour que la femme atteigne un être Autre à elle-même, parle très concrètement de l’orgasme. D’ailleurs pour s’en convaincre, il suffit de se rappeler que dans le paragraphe juste précédent il était question de frigidité. Donc pour atteindre l’orgasme qui la rende Autre pour elle-même, qui la rende étrangère à elle, il faut qu’elle puisse en passer par le relais de l’homme et dépasser le point où cela s’arrête. Éric Laurent fait valoir dans son cours sur les positions féminines de l’être [5] que le relais est ici à entendre comme celui d’une course de relais. Pour qu’au-delà des bornes, il n’y ait plus de limite, pour que la femme puisse atteindre ce point où la jouissance ne trouve pas d’arrêt dans le corps, contrairement au phallus tristement incarné dans un organe dont la détumescence fait limite, il faut atteindre ce point et le dépasser.
Pourquoi Médée n’est-elle pas une hystérique et pourquoi Lacan dit-elle qu’elle est une vraie femme ? Face à la trahison de son homme, au laisser tomber du relais, elle ne choisit pas la voie de la symptomatisation. Elle ne reste pas sous l’emprise du maître. Elle ne soutient pas le maître en s’en plaignant. Médée choisit la voie du passage à l’acte. Elle va castrer le maître, l’atteindre au plus intime : sa partenaire sexuelle et sa progéniture. Médée est une vraie femme car elle ne respecte pas le phallus. Elle dépasse les bornes de l’imaginable et n’a plus de limite.
[1] Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 732, souligné par l’auteure.
[2] Tel que je l’ai montré dans un autre texte écrit pour le blog des J49 : Langelez-Stevens K., « Et si Anna Karénine avait rencontré Freud ? », Midite, n°11, 17 septembre 2019, publication en ligne (https://www.femmesenpsychanalyse.com/2019/09/16/et-si-anna-karenine-avait-rencontre-freud/)
[3] Miller J.-A., « Les six paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne, n°43, octobre 1999, p. 7-29.
[4] Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », op. cit.
[5] Laurent É., « Positions féminines de l’être, du masochisme féminin au pousse à la femme », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 17 mars 1993, inédit.