« Le problème avec le désir, c’est qu’il n’est pas démocratique » [1]
« Femmes dans la psychanalyse », quel beau titre ! Invitée à parler comme plus-un d’un cartel réuni autour de l’atelier de lecture de l’ACF-Belgique sur le cours de Jacques-Alain Miller aux accents très politiques, « Un effort de poésie », j’ai tissé mon propos sur la féminité avec trois fils tirés du bel article d’Alexandre Stevens sur le plus-un publié en ligne [2].
Il y rappelle que Lacan n’a pas fondé une École égalitaire, mais, que, dans cette École, le cartel est inventé comme « système profondément égalitaire »[3]. Loin d’être un idéal, c’est un instrument pour un usage de travail, ce qui situe ou resitue aussi le plus-un dans une fonction modeste : il ne représente pas le savoir. Pas d’incarnation de la Vérité absolue, mais soutien des élaborations singulières à partir d’une question propre à chacun. Et plutôt la vérité singulière est-elle énoncée comme variable, humble, mais chevillée au corps. Enfin, « le plus-un […], comme hystérique, pose la question et provoque [4] ». Je me lance donc.
Comment lire le féminicide [5], ce signifiant nouveau extrêmement puissant soutenu par le #Noustoutes très actif sur la toile ? Il se répand dans le langage comme une traînée de poudre et n’est pas sans effet sur la parole, le rapport au corps et le rapport à la jouissance, car il s’en prend à la primauté masculine dans l’ensemble des liens sociaux.
Je tenterai de m’avancer ici avec prudence, mais sans reculer devant la question délicate et infiniment complexe qui est celle de la souffrance des femmes dans leur rapport aux hommes. Il n’est nullement question de minimiser ou de passer sous silence les situations terrifiantes que vivent certaines d’entre elles ni de nier la croissance préoccupante de la violence à leur égard dans plus d’une région du monde, mais bien plutôt de tenter de saisir les effets de déchaînement de la vérité liés à l’émergence de ce nouveau signifiant.
Dans le sillage de l’affaire DSK et du mouvement #MeToo, les militantes de la théorie de la domination sexiste, animées d’une conscience aiguë que « le pouvoir est le pouvoir sur le signifiant [6] » affirment que le meurtre d’une femme parce qu’elle est une femme n’est que la manifestation ultime d’un continuum de violences systémiques organisé par les hommes contre les femmes manifestant une authentique politique de meurtres de femmes. Selon elles, tous les hommes ont en commun d’abuser de leur hégémonie symbolique pour montrer aux femmes qu’elles ne sont que des objets sexuels à disposition.
Rêvant d’une tunique sans couture qui envelopperait le corps social des femmes, cette théorie de la domination sexiste ne colle pas facilement avec ce qui palpite chez l’être parlant quel que soit son genre, et s’en défend d’une façon très radicale. Elle s’enracine dans une essentialisation du sexe féminin et vise explicitement à octroyer à toutes les femmes un statut ontologique de victime en prenant appui sur le pouvoir du signifiant légal. En miroir, elle tend à faire de tous les hommes des assassins potentiels [7]. Juridiquement, en effet, cette idéologie revendique que le consentement des femmes adultes soit traité d’une manière analogue à celui des mineurs et exige des condamnations pénales semblables à celles prononcées pour les cas d’infanticide.
Ce faisant, cette théorie qui ne cesse de mettre en avant l’état de fragilité psychique des femmes face aux hommes ne risque-t-elle pas de faire exploser leur liberté si chèrement acquise et de porter plus généralement atteinte aux droits les plus fondamentaux de tous les êtres parlants [8] ? Ainsi, par exemple, en s’attaquant à la présomption d’innocence, pilier de tout état de droit – qui ne serait qu’un stratagème sexiste devant être aboli au nom d’une présomption irréfragable de vérité de toute plainte [9] – n’ouvre-t-on la voie à l’arbitraire et au soupçon généralisé, y compris à l’égard des femmes elles-mêmes ?
Le meurtre d’une femme par son conjoint serait, selon cette théorie, le meilleur exemple du « machisme qui tue ». Les avatars singuliers de la relation amoureuse et de la passion sont retranchés derrière le concept sociologique de domination. Ce type d’événement tragique, lu comme « un fait social » plutôt qu’un « fait divers »[10], doit désormais mobiliser la responsabilité collective, chacun étant invité à s’immiscer dans la vie privée des autres. Du même mouvement que s’effritent les frontières de l’intime, s’effacent les dires singuliers concernant le désir et la jouissance, soit ce que les sujets engagent de moins social dans la rencontre sexuelle. Privées de leur parole, les femmes, prises une par une, en sortent-elles vraiment gagnantes ? Si cette idéologie triomphait, seraient-elles pour autant réellement mieux respectées dans leur dignité de femmes incomparables, inassimilables à une quelconque norme ?
Avec Lacan, J.-A. Miller soulève l’objection du réel face à la croyance progressiste et nous rappelle que, du fait du symbolique, le lien social est « dominial » [11] . Il n’est pas l’échange, ni la juste distribution. Il instaure, de structure, un rapport de dominant à dominés. À l’inverse, tout ce qui s’énonce au nom de l’égalitaire est asocial en son fond et ne permet pas l’établissement et la stabilisation d’un lien. « Le stade du miroir » démontre qu’au cœur du lien égalitaire, il y a la guerre, qu’à la crispation des identités, répondent la ségrégation et la haine. Déjà, on le voit, ça et là, s’exacerbent les rapports entre les hommes et les femmes, mais aussi entre femmes qui se déchirent douloureusement autour de cette question complexe.
Rejetant tout ce qui pourrait différencier les femmes entre elles, ce combat n’est pas sans effet sur la langue et produit un rejet de l’amour, cet exil [12] qui défait nos certitudes et nous rend Autre à nous-mêmes. Ainsi, de jeunes professeures de lettres, confondant rêverie amoureuse et passage à l’acte dans le réel, se sont récemment émues d’un poème de Ronsard intitulé Les amours. Il ferait à leurs yeux, à côté d’innombrables autres œuvres littéraires menaçantes, l’apologie du viol et placerait les élèves en « situation d’insécurité [13] ».
C’est méconnaître que « […] la jouissance est foncièrement relative à S de A barré, c’est-à-dire non pas la jouissance du corps de l’Autre, non pas la jouissance de l’objet qui serait prélevé sur le corps de l’Autre, mais une jouissance foncièrement relative au non-rapport sexuel. [14] »
À rebours de ce mouvement féministe, l’analyse suppose « qu’on laisse à la porte son identité » et « ses emblèmes [15] », perte assurément nécessaire pour que puisse s’aménager, dans la cure, une plage de poésie, où loger cette « part cachée qui toujours surprend les corps parlants, comme une errance du réel, une onde gravitationnelle issue de la fusion impossible entre la Vie et le langage [16] ».
[1] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Un effort de poésie », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 22 novembre 2002, inédit.
[2]Stevens A., « La position du plus-un », Cartello, 30 janvier 2019, publication en ligne ( http://ecf-cartello.fr).
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Popularisé par le livre de Jill Radford et Diana E.H. Russell : Radford J., Rusell D. E. H., Femicide : Politics of Woman Killing, Maidenhead, Open University Press, 1992.
[6] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Un effort de poésie », op. cit., p. 9.
[7] Iacub M., Une société de violeurs ?, Paris, Fayard, 2012.
[8] Cf. Leguil C., « Mondialisation de la parole féminine et déchaînement de la vérité », Ornicar ?, n°52, novembre 2018, p. 155.
[9] Iacub M., op cit., p. 12.
[10] Lecoq, T., « Féminicides conjugaux : au-delà du fait divers, un fait social », Libération, 8 janvier 2018, disponible sur internet.
[11] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Un effort de poésie », op.cit.
[12] Beckett S., Premier amour, POL, : « Ce qu’on appelle l’amour, c’est l’exil, avec de temps en temps une carte postale du pays, voilà mon sentiment ce soir. »
[13] Prokhoris, S., « Ronsard ce « violeur »», Libération, 12 septembre 2019, disponible sur internet.
[14] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. La fuite du sens. », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 21 février 1996, inédit.
[15] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Un effort de poésie », op. cit.
[16] Brousse M.-H., « Les femmes et la Vie ou la malédiction des reproductrices », Lacan Quotidien, n° 849, 12 juillet 2019, publication en ligne (www.lacanquotidien.fr).