Pour Marc Fumaroli, historien et critique d’art, le nom qui résume la montée au zénith de l’art business est celui de Marcel Duchamp. Il fait de Marcel Duchamp l’emblème, le promoteur et la dupe de ce qu’il a contribué à installer, soit l’art anonyme et la série des œuvres reproductibles industriellement… Il est en effet incontestable que la célébrité du frère de Jacques Villon et de Raymond Duchamp-Villon s’est faite à New York alors que la notoriété des œuvres de ses frères est restée cantonnée au marché de l’art européen.
Le cas Duchamp
Il y a dans la destinée de ce fils de notaire de Rouen des ruptures très marquées. En 1912, à l’âge de 25 ans, il propose au Salon des Indépendants le tableau intitulé Nu descendant un escalier. Ses deux principaux biographes notent que le refus de ce tableau, qui sans doute était à l’égal des Demoiselles d’Avignon une œuvre majeure du modernisme, a eu un effet traumatique sur Duchamp. Robert Lebel considère que cette œuvre dépassait tout ce que le cubisme et le futurisme avaient produit. Le désarroi, qui a suivi ce qu’il a vécu comme un échec, a poussé Duchamp à abandonner sa carrière pour un poste subalterne de bibliothécaire.
La suite cependant fera de lui un peintre peu prolixe mais le Nu descendant un escalier trouve à New York le succès qu’il n’a pas rencontré à Paris. Fumaroli insiste sur le fait que l’Armory Show de 1913, dont le tableau faisait partie, était « monté comme un Barnum » ; il n’empêche que Duchamp sera d’emblée et pour toute la période qui va jusqu’à sa mort en 1968, reconnu comme le plus grand des artistes contemporains aux USA[1]. Quand il s’y rend en 1915, il y est accueilli comme le Pape de l’art moderne. Le peintre refusé du modernisme européen se sent adopté par New-York où il jouit du statut de l’exception. Il partagera sa vie entre cette ville et Paris, sans jamais faire vraiment partie d’un mouvement artistique (bien qu’il flirte avec Dada et le surréalisme).
La suite fera de cet homme plutôt froid et terriblement ironique, adepte des calembours et champion d’échecs, une vedette malgré lui. Il sera reconnu comme fondateur aussi bien de l’expressionnisme abstrait que du Pop Art ou de l’art conceptuel dans leur forme américaine, et il ne fera rien pour ne pas l’être. Il était devenu « non-dupe » et sa position rappelle à maints égards celle d’un James Joyce dont Lacan a fait équivaloir le nom au sinthome.
Il se glissera dans ce vêtement américain accueillant, ready-made pour lui, sans véritablement y croire et sans chercher à en exploiter les avantages financiers au-delà de ce qui l’assure d’un confort de vie assez modeste (rien à voir en cela avec le plus célèbre des Young British Artists qu’est un Damien Hirst). Toutefois, à partir de cette place, il ne cessera d’être un artiste qui attaque l’art. Son dernier biographe, Bernard Marcadé[2], le rappelle : « Duchamp a passé son temps à mettre l’art en question, à en tester les limites pour admettre finalement que c’était sa vie même qui était son œuvre. »[3]
À l’égal d’un Joyce il n’a cessé de faire reculer les frontières de l’acceptable dans le champ de l’art. L’œuvre la plus connue et qui est devenue son emblème (son logo diraient ses détracteurs) est l’urinoir signé qui porte pour titre Fontaine et qui inaugure la production des ready-made. Ce geste iconoclaste et ironique, inaugural de l’art contemporain, va de pair avec le dépérissement de son travail de peintre. Il dupliquera cette « œuvre » à plusieurs reprises. Au-delà de ce qui intéresse les historiens de l’art et qui nourrit leurs querelles, Duchamp nous interroge sur l’objet de son art : comment l’appellerions-nous ? Objet a ou lathouse ? Doit-on considérer avec Gérard Wajcman que l’époque contemporaine a modifié la notion de sublimation ? Il y aurait eu la sublimation « vers le haut », celle du temps de Freud, et la sublimation « vers le bas », celle de l’époque hypermoderne qui propose volontiers comme objets d’art des objets standards ou des objets de dégoût, voire des scènes de torture comme le Body Art en produit ?
[1] Fumaroli M., Paris-New-York et retour, Paris, Fayard, 2009 : « Si le public new-yorkais de 1913 a fixé son attention sur le Nu descendant un escalier de Duchamp, dit Fumaroli non sans acrimonie p. 239, c’est qu’il a d’instinct senti les affinités entre sa propre pente iconoclaste et la volonté du dandy français de tordre le cou à l’art de peindre, tant ancien que moderne ».
[2] Marcadé B., Marcel Duchamp : La vie à crédit, Paris, Flammarion, 2007.
[3] Entretien de Bernard Marcadé avec Nathalie Georges, Yves Depelsenaire et Philippe Hellebois, La Cause freudienne, Paris, Navarin/Seuil, n° 68, mars 2008, p. 135.