
Du baroque… Musique !
« Il faudrait une fois – je ne saurai si j’aurai le temps – parler de musique dans les marges » [1].
(Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XX, Encore)
Du baroque… On connaît la chanson. Dans Encore, Lacan le sous-pose : « je me range plutôt du côté du baroque » [2]. Une note dont il veut bien se jouer, car dans le baroque : « tout est exhibition de corps évoquant la jouissance » [3]. Mais pas de rapport sexuel ! Il s’agit là d’une orgie, à la copulation près. De fait, le baroque, « c’est la régulation de l’âme par la scopie corporelle » [4]. C’est alors que Lacan détonne, en avant la musique, mais pas du tout ! La psychanalyse, au-delà de la maîtrise, relève de ce qui « se satisfait du blablabla » [5]. C’est pour ça, nous dit-il, qu’il faut « avoir un peu d’oreille, comme pour la musique » [6]… plutôt baroque !
En musique, le baroque rassemble tout un tas de production très différentes entre elles : il n’y a pas de rapport. Les artisans baroques s’offrent ainsi à l’art de l’irrégularité dans un maniement de la dissonance, soit du fait de ne pas sonner avec. La musique devient baroque lorsque « l’harmonie est confuse, chargée de modulations et dissonances, le chant dur et peu naturel, l’intonation difficile, et le mouvement contraint » [7]. Extravagante, inquiétante, incompréhensible, la musique baroque se connote ainsi au bizarre, à l’étrange.
Déjà en 1600, la musique baroque dérange. Artusi fustige ainsi Monteverdi du long de ses cinq traités. Sa musique est hors règle. Quel scandale ! Dans la musique traditionnelle, la musique se règle à partir d’un usage pour tous de la loi harmonique. Obéissant au cantar parlando [8], la dissonance, préparée et résolue dans l’harmonie, se limite ainsi par l’ensemble.
Monteverdi ose une musique imparfaite. D’un pas-tout dans l’harmonie, la dissonance résonne mais ainsi à l’imprévu : elle possède l’auditeur. D’une lecture à la règle, Artusi lit les madrigaux de Monteverdi dans la maîtrise. Il n’hésite pas en bon maître à corriger son élève, mais, ce faisant, il néglige le corps. S’adonnant au parlar cantando [9], Monteverdi use de la dissonance sur les mots pour que ça sonne, consone et résonne à l’oreille. Un savoir-faire qui se trouve donc au plus près de lalangue. Pour Lacan, lalangue affecte d’abord l’être parlant, marquant ainsi le corps de ses « effets qui sont affects » [10]. L’artisan Monteverdi use de son maniement de la dissonance pour que dans la musique : ça parle en-corps.
Barbare, la musique de Monteverdi touche de trop Artusi parce qu’elle se joue de l’Un. Les sens sont tous devenus fous, dit-il. Monteverdi n’est pas fou du tout ! Lacan habille le baroque de « tout ce qui délire » [11]. Et si une simple dissonance pouvait faire l’effet d’un tressaillement du corps exalté, soit de tout ce qui délire. Le signifiant donc à la lettre, « en tant que production de jouissance » [12]. Dès lors, une musique se jouit, ça s’écrit.
L’interprétation opère par équivoque, nous dit Lacan. Or, pour que ça sonne, résonne et consonne, « il faut que le corps y soit sensible » [13]. Il suffirait d’une note, « celle qui ne compte que si l’on joue sur votre clavier de jouissance » [14]. Parler de musique dans les marges, c’est peut-être ce que nous propose Lacan : dans la musique, ça parle en-corps ! Pour lire ce qui se jouit de la parole, encore faut-il que ça résonne. Du baroque donc… Musique !
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 105.
[2] Ibid., p. 97.
[3] Ibid., p. 102.
[4] Ibid., p. 105.
[5] Ibid., p. 53.
[6] Ibid. p. 53.
[7] Rousseau J.-J., Dictionnaire de musique, Paris, Veuve Duchesne, 1768.
[8] De l’italien : parler en chantant, première pratique formulée par Zarlino qui vise la compréhension du texte à partir des préceptes.
[9] De l’italien : chanter en parlant, seconde pratique instaurée par Monteverdi servant le texte par l’expression pour provoquer les affects.
[10] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 127.
[11] Ibid., p. 105.
[12] Hulak F., La Lettre et l’œuvre dans la psychose, Toulouse, Érès, 2014, p. 167.
[13] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 17.
[14] Alberti C., « Inconscient transférentiel / inconscient réel », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 19 février 2019, inédit.
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