Frères de jouir
« J’écrirai pour venger ma race. » [1] C’est ainsi qu’Annie Ernaux a témoigné de sa vocation d’écrivain, dans son discours de réception du Nobel de Littérature. Qu’une femme française, blanche, évoque sa race témoigne de l’extrême actualité de ce signifiant et de sa percée en dehors des États-Unis.
L’émergence de la catégorie de race date des impérialismes et de l’expansion mondialisée du capitalisme. Elle était alors fondée sur l’imaginaire du corps. La science rêva de dissoudre les préjugés en démontrant l’inexistence biologique desdites races. Chassée du corps, la race fit retour dans la chaîne signifiante.
En effet, la race dont parle A. Ernaux est discursive. Construite socialement, elle est le nom donné à un vécu : celui d’une expérience de discrimination. La « fraternité de corps » [2] que Lacan isole comme racine du racisme se lit ici : la race est la communauté, non des frères de sang, mais des frères d’éprouvé, c’est-à-dire des frères de jouir.
Talion et système
Les discriminations appartiennent au discours du droit. Consulter l’article du Code pénal les définissant [3] en fait saisir le caractère illimité : à toute différence, il est possible de donner consistance imaginaire de discrimination. Cet embrasement qui pointe se lit très clairement chez Ibrahim X. Kendi, universitaire et militant antiraciste américain, dont les ouvrages radicaux rencontrent un succès phénoménal : « Le seul remède contre la discrimination raciste est la discrimination antiraciste. Le seul remède contre la discrimination passée est la discrimination présente. Le seul remède contre la discrimination présente est la discrimination future. » [4] L’antiracisme woke lutte contre les discriminations, par les discriminations. On n’en a jamais fini avec la loi du Talion !
Les modes d’action du néo-antiracisme découlent d’une hypothèse précise quant aux causes du racisme. La subjectivité et la contingence en sont exclues, le racisme d’aujourd’hui est dit systémique : il serait enraciné dans le nécessaire de l’organisation sociale. Le racisme systémique est le racisme de plus personne. Ce « c’est pas moi, c’est l’Autre » généralisé, rejette à la fois responsabilité individuelle et réponse subjective.
Dramatiser vs réduire
Lacan, dans Télévision, propose de considérer le racisme à partir de la jouissance, et en donne sa fonction logique : « c’est une façon de dramatiser cet Autre qui est là de toute façon » [5]. Jouant sur l’équivoque de drame, à la fois tragédie et récit, Lacan fait entendre que dans le racisme, un Autre se dessine, via une fiction. Là où il y avait l’altérité radicale de la jouissance hors sens, le drame du racisme, lui, condense un trop-de-sens. L’être de ladite race vient répondre à l’existence de l’Un. L’expérience d’une analyse ouvre une autre voie, l’enjeu y est de « réduire l’Autre à son réel » [6].
Dans Télévision, Lacan ajoute : « Si y’a pas de rapport sexuel, c’est que l’Autre est d’une autre race. » [7] Lier ainsi race et sexe fait surgir une question, à suivre dans la prochaine chronique : les racismes sont-ils toujours des sexismes ?
Laurent Dumoulin
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[1] Ernaux A., « “J’écrirai pour venger ma race”, le discours de la Prix Nobel de littérature », Le Monde, 7 décembre 2022, disponible sur internet : https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/12/07/annie-ernaux-j-ecrirai-pour-venger-ma-race-le-discours-de-la-prix-nobel-de-litterature_6153401_3232.html
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 236.
[3] Code pénal, article 225-1, disponible sur internet : https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000045391831
[4] Kendi I. X., Comment devenir antiraciste ?, Paris, Alisio, 2020, p. 32.
[5] Jacquot B., Jacques Lacan : psychanalyse 1, France, INA, 1974. Entretien télévisé de Jacques Lacan. Questions posées par Jacques Alain Miller. Samedi 9 mars 1974 – Question 12, 42e minute. Disponible sur internet : https://www.youtube.com/watch?v=N_Stqh7q6-Y NB : Cette citation n’apparait pas dans le texte « Télévision », publié dans les Autres écrits (Paris, Seuil, 2001).
[6] Miller J.-A., « Le réel au XXIe siècle. Présentation du thème du IXe Congrès de l’AMP », La Cause du désir, n° 82, octobre 2012, p. 94.
[7] Jacquot B., Jacques Lacan : psychanalyse 1, op. cit., Question 12, 42e minute.