
De l’angoisse au désir
De la jouissance au désir, Jacques-Alain Miller repère dans le Séminaire L’Angoisse deux circuits, celui de l’amour et celui de l’angoisse. Le premier, il l’extrait de l’aphorisme de Lacan : « Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir » [1].
Le deuxième circuit en passe par l’angoisse, nous dit-il, ce trajet ne se laisse pas leurrer par le mirage de l’amour qui peut faire croire à une harmonie sans faille entre deux partenaires. L’angoisse est ici médiane entre jouissance et désir, elle transforme la jouissance en objet cause du désir.
Le dernier spectacle d’Angélica Liddell [2] met en scène cette mutation de la jouissance en objet cause.
Liebestod – mort d’amour – situe le spectateur dans une zone ambiguë où l’amour se décline, d’une part, comme faisant croire au rapport sexuel et, d’autre part, comme un inconciliable, un désaccord radical où son horizon est la mort.
Son spectacle est éblouissant, horripilant, insupportable, crispant. On retient sa respiration, on est exposé au regard, aux mots, aux sons, à la lumière, à l’angoisse qu’elle suscite sur scène.
Les premiers tableaux sont néanmoins beaux. Un homme immense, une longue barbe noire, à moitié nu sur scène. Dans sa main, cinq laisses. Au bout des laisses, de beaux chats vivants. On pense à un tableau de Félicien Rops. Ensuite, une sculpture d’un bleu kleinien qui semble tomber du ciel et que l’homme – le même – enlace.
Le tout sur un fond jaune, ocre, éclatant, sans ombre, lumière crue des arènes sous le soleil de midi.
Ensuite, Angélica s’avance, seule sur scène, elle parle de sa solitude, de sa recherche de l’amour, de son exclusion du monde, de l’impossible du lien social, elle parle sans discontinuer, elle parle et pendant qu’elle parle, elle se scarifie ; le sang surgit, rouge, il coule lentement, il ruisselle, il perle sur ses mains, son visage, ses jambes.
Un homme, un torero, Juan Belmonte, a bravé la mort à chacune de ses corridas. Angélica l’incarne, elle dialogue alors avec un taureau. Mais est-ce un dialogue ? Pas sûr ! Elle s’adresse à ce taureau en un monologue époustouflant, elle dit son désir de vivre, son désir de mort, elle est elle et elle est le taureau, elle crie, elle hurle, elle éructe.
Les mots commencent à gicler comme le sang, ils font moins sens que matière, ils font bruit, ils s’entrechoquent, ils se disent avec force, violence, douceur, amour. Sa parole est fracassante, rocailleuse, tonitruante, soufflée.
Durant ce long dialogue/monologue, les mots percutent le corps comme des flèches visuelles, sonores, insoutenables.
La langue d’Angélica est terrible, elle maudit les semblants, elle maudit le public comme les artistes, elle se maudit elle-même.
Son désir d’amour est aussi désir de mort.
Elle cherche l’amour qui se crie et qui s’écrit sur les murs, sur les planches. L’amour qui se frotte à son contraire comme la vie et ne s’éprouve que dans son rapport à la mort.
Elle sait que derrière le beau se cèle l’immonde, elle le dit, elle le crie, elle renonce à tous les semblants.
L’expérience est cathartique, la dernière scène est d’une beauté étrange. Submergée par la musique de Wagner, elle danse avec un homme noir superbe, comme si, envers et contre tout ce qui s’est succédé pendant deux heures, face à l’objet qui indexe l’angoisse, face à l’opacité du réel, il ne reste que le désir, reliquat du Liebestod.
« Sur la voie qui condescend à mon désir, écrit Lacan, ce que l’Autre veut, […] même s’il ne sait pas du tout ce qu’il veut, c’est pourtant nécessairement mon angoisse » [3].
Angélica le démontre de façon sensationnelle.
Bruno de Halleux
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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 209.
[2] Une artiste espagnole, metteuse en scène et performeuse.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, op. cit., p. 211.
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