Dans notre « civilisation de la haine » [1] , ainsi nommée par Lacan dans son premier séminaire, le bonheur est devenu un signifiant-maître auquel les sujets doivent se plier : Consommez, Jouissez, Que du bonheur ! Mais, peut-on ajouter, Bonjour l’angoisse ! À notre époque de « libération de la jouissance » [2], ce sont les impératifs de bien-être qui font autorité, relayés par les influenceurs marketing et la voix du surmoi qui incarne « l’impératif de la jouissance » [3] et implique de « céder sur son désir » [4] .
Jacques-Alain Miller précise que « Freud dit que l’angoisse est liée à la perte de l’objet, alors que Lacan dit qu’elle surgit quand le manque vient à manquer, c’est-à-dire […] quand il y a trop d’objets » [5]. Les objets plus-de-jouir en toc [6] « font désormais partie intégrante du malaise dans notre civilisation » [7], écrit Daniel Roy dans l’argument du colloque. Sur internet où règne la pulsion scopique, il n’y a jamais de vide, mais un trop-plein de jouissance. L’égout, marqueur de la civilisation [8], se double aujourd’hui d’un tout-à-l’écran où se déchaînent les pulsions et où se manifeste l’angoisse, signalant la mise en fonction des objets a [9].
Les sujets, déboussolés par ce trop de jouissance et qui ne veulent rien savoir du manque, rencontrent l’angoisse lorsque se manifeste le désir de l’Autre [10], virtuellement et plus encore lorsque les corps sont en présence.
Le congrès interrogera les modalités de l’irruption de l’angoisse ainsi que la diversité de ses formes cliniques qui mettent en jeu le corps parlant et jouissant : addictions, troubles alimentaires, phobies, attaques de panique, harcèlements… Il se fera aussi l’écho des modalités actuelles du malaise : asservissement par les objets plus-de-jouir, tyrannie du surmoi, haines et insultes dévastatrices, féminicides, fake-news, théories du complot, mais aussi proximité du réel de la guerre et des catastrophes climatiques, ce cauchemar qui réveille l’angoisse et aussi la jouissance du spectacle de la pulsion de mort en marche. « Là où ça devient drôle », notait Lacan il y a un demi-siècle, c’est « seulement quand les savants eux-mêmes sont saisis […] d’une angoisse. Ça c’est instructif » [11]. Aujourd’hui, l’angoisse n’épargne pas les scientifiques de l’Intelligence Artificielle, lancés dans une course effrénée au développement d’outils dont ils prédisent que la maîtrise leur échappera.
L’angoisse, qui est un « terme intermédiaire entre la jouissance et le désir » [12], est accueillie par le psychanalyste. Les cas cliniques exposés par les analystes de la NLS montreront comment elle permet d’isoler les objets de jouissance et peut ainsi être désactivée, pour qu’une fois « franchie l’angoisse […], le désir se constitue » [13].
Frank Rollier
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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 306.
[2] Miller J.-A., « Une fantaisie », Mental, n° 15, février 2005, p. 19.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 10.
[4] Miller J.-A., « Jouer sa partie », La Cause du désir, n° 105, juin 2020, p. 23. « L’éthique du surmoi est une thérapeutique ayant pour principe ce que nous pouvons traduire par céder sur son désir. »
[5] Miller J.-A., « Introduction à la lecture du séminaire L’Angoisse de J. Lacan », La Cause freudienne, n° 59, janvier 2005, p. 79-80.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 93.
[7] Roy D., « Malaise et angoisse dans la clinique et dans la civilisation ». Une introduction au congrès NLS 2023. Disponible sur internet : https://www.amp-nls.org/fr/nls-messager/congres-nls-2023-malaise-et-angoisse-dans-la-clinique-et-dans-le-civilisation/
[8] Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 11. « La civilisation, […] c’est l’égout. »
[9] Lacan, J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 102. « il [l’objet a] ne fonctionne qu’en corrélation avec l’angoisse. »
[10] Ibid., p. 323. « L’angoisse gît dans le rapport fondamental du sujet à ce que j’ai appelé jusqu’ici le désir de l’Autre. »
[11] Lacan J., « La Troisième », in Lacan J., La Troisième & Miller J.-A., Théorie de la langue, Paris, Navarin éditeur, 2021, p. 23.
[12] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, op. cit., p. 204.
[13] Ibid., p. 205.