Au départ, Instagram, l’application connue pour ne diffuser que des images, était un instrument pour hipster branché dans l’univers de la tech : une application simple pour exposer des photos. Façade utilisateur sobre, pas de fioriture, on s’abonne, point. L’intérêt de Kevin Systrom, un de ses fondateurs, pour la prise d’images – celle quand on tient l’appareil photo –, l’a conduit, durant ses études, à étudier les techniques de développement argentique en Italie. Plus exactement, l’enseignement qu’il a reçu en Europe va le faire basculer dans un monde nouveau : celui de la photo qui ne se veut pas forcément belle mais s’altère, produisant des défauts qui lui donnent sa signature : de la surexposition, du flou, des couleurs délavées ou criardes. Il devient notamment adepte du Holga 120, appareil photo sorti en 1982 à Hong Kong, qui va devenir le matériel branché de nombreux artistes. Focale et ouverture fixes, lentille en plastique, on peut jouer autant qu’on veut avec ce petit engin simple et pas très beau qui permet bien des facéties intéressantes.
Rapidement, le fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, en investisseur avisé, sent la menace et le bon coup à jouer. Il pose un milliard de dollars sur la table pour se faire le propriétaire d’Instagram.
Évidemment, dans l’écosystème hipster, la planche à billets Facebook fait grincer, en même temps que le rachat inéluctable. M. Zuckerberg sait parfaitement que Facebook est un instrument complexe qui a été créé pour ordinateur de bureau à la fin du XXe siècle. Il se dit à bas bruit que c’est un truc vieillissant pour ordinateur à colonne ou pour oisifs excentriques qui voudraient apprendre, en connaisseurs pointus, les millions de fonctionnalités. À la fin, seule ambition de l’entreprise : aspirer les données de chacun pour les revendre ailleurs.
Pour rentabiliser son achat, Facebook va imposer à Instagram son modèle économique en devenant un support publicitaire. Cela a commencé par une seule publicité par jour que l’on était libre de masquer. Puis deux, puis des milliers.
Cependant, il va s’agir pour Facebook d’opérer un traitement de l’image. Le cliché original, singulier, et la montre Vuitton vont mal ensemble. Si la photographie diffusée sur le réseau faisait la place à la création, K. Systrom, – conseillé par sa femme et quelques photographes qui connaissent bien la technique –, a fait entrer le loup dans la bergerie en créant des filtres, pour faire tendre la photographie made in smartphone vers quelque chose de plus léché. De la photo qui nécessitait d’entrer dans un univers, l’application va progressivement tendre vers ce contre quoi elle avait été créée : un catalogue propre, avec des teintes sucrées, une définition parfaite dans des conditions optimales d’exposition. Le palmier de la côte ouest devient vert pétard pour s’allier avec le teeshirt et la chaussure d’influenceurs botoxés à Dubaï. Crac. Les constructeurs de smartphones ont suivi le mouvement en proposant des appareils photo que l’on extrait de sa poche pour obtenir du propre et du vif, du net et du corrigé. Une sorte de mensonge visuel, donc.
Ce mensonge se voit décuplé par la technologie. D’emporter avec soi de quoi faire une photo proprette rend la vie simple comme un regard généralisé. Donc, conséquemment, cette généralisation a tué le regard pour lui faire dominer la géométrie perceptive et l’imposition de la lumière. Lacan souligne à ce propos : « La relation du sujet avec ce qu’il en est proprement de la lumière semble bien s’annoncer déjà comme ambiguë. » [1] Les évolutions industrielles d’Instagram se sont solidement appuyées sur cette ambiguïté. Désormais, ce sont les corps qu’il s’agit de modifier en masse pour les faire entrer dans l’application. Ce n’est pas tant le regard qui s’impose que le corps instagramé qui se vend.
Luc Garcia
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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 88.