Dérégler la règle
Lacan reprend les propositions modales d’Aristote – nécessaire, possible, impossible et contingent – selon un usage qui lui est propre. Il y articule, en effet, le temps, le continu ou la rupture sous la forme du cesser ou ne pas cesser, et l’écriture. Ainsi, le nécessaire, dont nous examinerons trois occurrences extraites du Séminaire XX, Encore, est ce qui ne cesse pas de s’écrire.
Il y a des antécédents au nécessaire et au contingent dans le Séminaire XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, avec l’automaton et la tuché, deux termes là aussi empruntés à Aristote.
Écrire, s’écrire…
Dérégler la règle ! Telle est la formule issue du témoignage d’un artiste dont l’œuvre complexe et multiple s’appuie sur de nombreuses fictions. Pas sans la mise en jeu de la lettre. C’est ainsi qu’il s’emploie, dans sa création, à dérégler la règle, ce qui, me dit-il, produit de la légèreté. Cela s’écrit !
En effet, léger est l’anagramme de règle : littéralement, réellement, bousculer les lettres de la règle promeut du léger. Sans fioriture, sans image, sans représentation… ça s’écrit ! « L’écriture donc, dit Lacan, est une trace où se lit un effet de langage. » [1]
Jacques-Alain Miller distingue, pour une clarté certaine, l’écrit de parole, transcription de la parole dite, et l’écriture d’existence, qui, elle, relève de la trace, de la lettre et qui peut être aussi bien chiffre que signe, formule ou geste [2].
Cette distinction est précieuse pour souligner la lecture, centrale dans la pratique analytique : le signifiant appelle un passage par l’écrit. C’est pourquoi l’interprétation est lecture, selon la proximité entre lier et lire : « Un rêve, […] ça se lit dans ce qui s’en dit » [3]. Si la lecture est présente dès Freud, l’accent mis sur l’écrire à ce moment de l’enseignement de Lacan est à considérer en lien avec l’orientation vers le réel, lequel ne parle pas, tandis que la question de la jouissance est prépondérante.
Reportons-nous à trois passages du Séminaire Encore.
Le nécessaire corrélé à l’impossible
Le nécessaire, en tant qu’il ne cesse pas de s’écrire, relève de la répétition, de l’attendu, voire de la routine ou de la fatalité, l’envers de la surprise, de la rencontre, de la contingence.
Lacan conjugue ici le nécessaire à l’impossible ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, soit le rapport sexuel, c’en est, dit-il, l’articulation. Il aborde cette corrélation à partir de la jouissance qu’il ne faudrait pas, jouant sur l’équivoque faillir–falloir : s’il y avait une autre jouissance, ce serait celle qu’il ne faudrait pas pour qu’il y ait rapport sexuel [4]. Dans ce cinquième chapitre du Séminaire, il avance cette autre jouissance [5], la féminine, celle qui ne parle pas, la jouissance comme telle [6].
Il poursuit avec les formules de la sexuation, dont les côtés homme et femme ne se limitent pas, bien entendu, aux sexes anatomiques : le recours au signifiant mathématique écrit la non-complémentarité.
Apparente nécessité
Ces mathèmes, qui écrivent l’au-delà de l’Œdipe, portent à conséquence quant à l’abord du phallus, auquel la nécessité s’articule : « C’est bien à cette nécessité que nous mène apparemment l’analyse de la référence au phallus » [7]. Soulignons le « apparemment » qui annonce une nouvelle lecture de la fonction phallique : « De ce fait, l’apparente nécessité de la fonction phallique se découvre n’être que contingente. » [8] Ceci marque le tournant à partir duquel le phallus prend le statut de semblant. La modalité de la contingence devient prépondérante, orientant, dès lors, la pratique : « Ce n’est que comme contingence que, par la psychanalyse, le phallus, réservé dans les temps antiques aux Mystères, a cessé de ne pas s’écrire. […] Il n’est pas entré dans le ne cesse pas, dans le champ d’où dépendent la nécessité, d’une part, et, plus haut, l’impossibilité » [9].
Le « drame de l’amour » [10]
Sur fond de non-rapport, demeure la rencontre des partenaires opérée par les résonances des affects et des symptômes, comme traces de l’« exil [de chacun] du rapport sexuel » [11]. L’amour comme suppléance au rapport sexuel qui n’existe pas [12], se manifeste sous les espèces, l’espace d’un moment, de l’illusion de le faire exister, mirage qui ferait passer du ne pas s’écrire au ne cesse pas de s’écrire. C’est-à-dire de la contingence à la nécessité : « c’est là le point de suspension à quoi s’attache tout amour » [13]… durer, ne pas cesser.
C’est là aussi bien la destinée que le drame de l’amour !
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 110.
[2] Cf. Miller J.-A., « L’Un est lettre », La Cause du désir, n°107, mars 2021, p. 15-35, disponible sur Cairn.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 88.
[4] Cf. ibid., p. 56.
[5] Cf. ibid.
[6] Cf. Miller J.-A., « La jouissance féminine n’est-elle pas la jouissance comme telle ? », Quarto, n°122, juillet 2019, p. 10-15.
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 86.
[8] Ibid., p. 87.
[9] Ibid.
[10] Ibid., p. 132.
[11] Ibid.
[12] Cf. ibid., p. 44.
[13] Ibid., p. 132.