Post-truth – post-vérité [1]. Ce signifiant avait été désigné en 2016 comme « mot de l’année » par l’Oxford Dictionary, qui en avait donné la définition suivante : « circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence sur l’opinion publique que ceux qui font appel à l’émotion ou aux croyances personnelles » [2]. Dans l’après-coup, l’élection de Donald Trump semble en effet avoir marqué symboliquement notre pleine entrée dans l’ère de la post-vérité, avec son cortège d’autres signifiants qui en découlent : fake news, hoax, fact checking, ou encore alternative facts [3] – terme que la chargée de communication de Trump, Kellyanne Conway, avait utilisé pour qualifier un premier mensonge flagrant de la Maison blanche sur l’affluence à la cérémonie d’investiture.
La vérité menteuse
Quelque chose a effectivement changé dans le statut de la vérité. Mais Jacques-Alain Miller rappelait lors d’une journée « Question d’École » que, bien que ce terme de post-vérité soit maintenant sur toutes les lèvres, Lacan en avait déjà parlé à la fin des années 70, sous les espèces de la « vérité menteuse » [4], celle dont on ne peut qu’essayer de témoigner, notamment à la fin d’une analyse.
Pourtant, « La vérité, [avait été] le signifiant-maître de l’enseignement de Lacan à ses commencements » [5], mais déjà, elle ne pouvait se confondre avec l’exactitude, avec la correspondance entre les mots et les choses, entre les signifiants et les faits.
La vérité, dans l’expérience analytique, est affaire de discours. « Il s’agit, dans l’analyse, de faire vérité de ce qui a été. Il y a ce qui a manqué à faire vérité, les traumatismes, ce qui a fait trou […]. Il s’agit de faire venir le discours à ce qui n’a pas pu y prendre rang, de dire ce qu’on n’a pas pu dire, ou qu’on a dit de façon biaisée, à côté » [6]. Des effets de vérité sont ainsi attendus d’une analyse, et « éprouvés comme tels » nous dit J.-A. Miller.
Lacan va, dans la suite de son enseignement, déplier en quoi cette vérité n’est finalement pas détachable du dire de l’analysant, adressé à l’analyste sous transfert, et donc des dimensions du sens, de la narration, voire de la fiction ou du mensonge.
Enfin, ainsi que l’a déplié J.-A. Miller, Lacan va s’apercevoir progressivement que tout l’ordre symbolique est « du registre de la fiction. Ce qui veut dire, en d’autres termes, que le signifiant est du semblant » [7]. Ce registre du semblant, rappelons que Lacan y vient après avoir élaboré ses quatre discours, et qu’il en fait l’objet du Séminaire XVIII. Le semblant vient interpréter le statut du symbolique vis-à-vis de l’imaginaire : « C’est, nous dit J.-A. Miller, remanier le fameux ternaire du réel, du symbolique et de l’imaginaire, pour cette autre perspective qui fait le symbolique et l’imaginaire équivalents au regard du réel ». Au regard de la nature « de la Chose, […] Symbolique et imaginaire, ça se vaut » [8]. Les semblants se situent comme des antonymes du réel.
La vérité, « docile aux effets du signifiant, vouée à une métonymie sans trêve, soumise à des rétroactions sémantiques changeant constamment sa valeur » [9], n’est, elle aussi, finalement que du registre du semblant. L’attention de Lacan se déporte alors sur les trous dans cette narration, sur les achoppements dans le récit, émergences auxquelles il s’agit de donner, non un statut de vérité et de sens, mais une valeur de réel [10]. « Le réel, tel qu’il apparaît, le réel dit la vérité, mais il ne parle pas et il faut parler pour dire quoi que ce soit. Le symbolique, lui, supporté par le signifiant, ne dit que mensonges quand il parle […] ; et il parle beaucoup » [11].
La vérité, parce qu’elle est affaire de discours, donc de semblant, ne peut être structurellement que menteuse – menteuse sur la jouissance [12]. Sur la jouissance on ne peut dire le vrai, car elle relève d’un autre registre ; elle est ce qui satisfait un corps, elle tient au réel et ne se résorbe pas dans le symbolique.
La post-vérité
Ce trajet de la vérité dans l’enseignement de Lacan suit finalement au plus près les bouleversements de notre civilisation. Dans son texte « L’inconscient et le corps parlant », J.-A. Miller indique : « La mutation majeure qui a touché l’ordre symbolique au XXIe siècle, c’est qu’il est désormais très largement conçu comme une articulation de semblants. Les catégories traditionnelles organisant l’existence passent au rang de simples constructions sociales, vouées à la déconstruction. Ce n’est pas seulement que les semblants vacillent, mais ils sont reconnus comme des semblants. Et par un curieux entrecroisement, c’est la psychanalyse qui, par Lacan, restitue l’autre terme de la polarité conceptuelle : tout n’est pas semblant, il y a un réel. » [13]
Cette mise en semblants des signifiants du monde est au cœur de ce qu’on appelle la post-vérité. Si les grandes catégories symboliques, se concaténant avec le champ imaginaire, se dévoilent comme étant des semblants, alors les frontières qui marquaient auparavant des oppositions signifiantes se brouillent, deviennent floues. Nathalie Jaudel dépliait dans son texte « L’âge de la déraison » [14] quelques conséquences de ces remaniements contemporains, notamment quant au binaire vrai/faux. Dans cette « ère du continu », si « à chaque extrémité du spectre, la distinction entre vrai et faux subsiste bien […] entre les deux émerge une noria de gradations qui les rend difficiles à distinguer » [15]. Vérité et mensonge ne tenaient qu’au sein d’un certain ordre de discours, garanti par un Autre bien établi [16].
La boussole qui émerge alors comme critère de véracité, propose N. Jaudel, est celle de l’affect, de ce que le sujet éprouve dans son corps. Cette vérité éprouvée, on le voit, se distingue aussi bien de la vérité scientifique que de l’éprouvé touchant au réel qui parvient à se cerner au cours d’une analyse. C’est celle de ce qui « semble vrai », de ce qu’on croit comprendre de manière intuitive.
Or, on sait depuis Freud que l’affect se déplace, se transforme, qu’il peut être discordant, bref qu’il est tout aussi trompeur que les représentations – mis à part l’angoisse, dont Lacan démontre qu’elle est le seul affect qui ne trompe pas [17]. Dans « Télévision », Lacan nous dit : « un affect, ça regarde-t-il le corps ? Une décharge d’adrénaline, est-ce du corps ou pas ? Que ça en dérange les fonctions, c’est vrai. Mais en quoi ça vient-il de l’âme ? C’est de la pensée que ça décharge » [18]. Lacan sépare ici l’affect de l’émotion telle qu’elle est conçue par les neurosciences, comme une décharge qui part du corps pour être éprouvée par le cerveau. Dire que l’affect vient de la pensée revient à le faire ressortir du symbolique, il n’est donc pas dissociable du signifiant. Pour la psychanalyse, il s’agit dès lors de « vérifier l’affect » [19], c’est-à-dire d’établir « en quoi, dans le champ du langage, l’affect est effet de vérité » [20]. C’est ce qui se fait dans une cure analytique, qui vise à cerner comment des dires se sont ancrés dans un corps, et comment celui-ci continue de les investir.
La fièvre complotiste
Se fier, sans la vérifier, à cette vérité éprouvée relève donc du registre de la croyance. À l’ère de la post-vérité et de l’inexistence de l’Autre, il est par conséquent logique que monte une fièvre complotiste [21].
Celle-ci n’est pas à appréhender du côté du refus de croire ou de l’incroyance. Comme Freud l’a montré à propos de la paranoïa, l’Unglauben [22] mène bien plutôt à la certitude. Car la croyance nécessite un sujet divisé qui croit en la garantie d’un Autre, et elle n’est en tant que telle jamais croyance absolue. L’incroyance n’est en revanche pas le fait d’un sujet divisé, elle n’est pas un n’y pas croire, elle est ce qui découle de « l’absence d’un des termes de la croyance, de cet endroit où se désigne la division du sujet » [23]. Le sujet incroyant, faute de pouvoir se fier à un Autre marqué d’incomplétude en y articulant son propre manque, tend à s’éprouver comme victime certaine, non divisée, d’un Autre méchant.
Comme l’avait fait remarquer François Leguil [24], l’essor des théories du complot est contemporain de l’accélération du rythme de l’actualité, qui fait se télescoper « instant de voir » et « moment de conclure » et majore le déboussolement des êtres parlants. L’élaboration des théories complotistes ne vient-elle pas alors à la place du « temps pour comprendre » qui fait défaut, comme élucubration de savoir ?
Ces croyances complotistes se fondent sur une vérité ancrée dans l’éprouvé. Ainsi, les tenants d’un complot autour du 11 septembre 2001, regardant à l’envi les vidéos des attentats, ne comprennent pas pourquoi les tours se sont effondrées sur elles-mêmes, alors que l’impact des avions a été latéral. Ils ressentent une certaine clocherie. Ils s’appuient alors sur des bouts de savoir scientifique afin de forger une vérité plus appréhendable – les tours étaient forcément truffées d’explosifs, etc. Emportés par leur impression de comprendre, ils simulent le savoir et la méthode de la science [25].
Les théories du complot s’ancrent dans le rejet de ce qui dépasse l’entendement, dans le refus du réel comme insensé. Le complotiste, nous dit J.-A. Miller, « vous démontre à sa façon que le réel est rationnel ». « La narration pure et simple de faits […], poursuit-il, comporte toujours des manques, des incohérences, des non-sens. Bref, une “zone d’ombre”. C’est là que le complotiste introduit un élément qui change tout : une intention, un désir, une volonté agissante, attribuée à un Grand Autre à la fois multiforme, tentaculaire et dissimulé. Glisser cet élément dans une narration suffit pour qu’aussitôt tout s’éclaire » [26]. Le complotiste choisit la post-vérité, dans la mesure où elle fait sens, pour se défendre du réel sans loi.
Les catastrophes, les épidémies, les attentats, les bouleversements politiques inattendus sont autant d’effractions du réel. La pensée conspirationniste en nie l’impact dans le déroulement de l’Histoire, préférant faire reposer celui-ci sur les décisions de ceux qui nous manipuleraient dans l’ombre. Que le savoir soit toujours marqué d’incomplétude est insupportable au complotiste, et ses théories visent à tisser une fiction précisément à l’endroit où il est troué : mieux vaut pour lui un savoir vide qu’un vide dans le savoir.
Les gouvernements, les médias, développent des outils de fact-checking en réponse à l’essor des théories du complot, mais ceux-ci peinent à entamer ce mode de croyance. En revanche, de plus en plus de militants « anticonspi » apparaissent, s’engageant à « occuper le terrain » sur internet en y pratiquant le debunking (démystification). L’un d’entre eux, se présentant sous le pseudonyme « DebunKer des étoiles », témoigne de son parcours de conspirationniste repenti : « Ça avait commencé avec une vidéo sur YouTube il y a quelques années. Un documentaire conspi, ‘‘La Révélation des pyramides’’, avait éveillé ma curiosité, à tel point que je m’étais intéressé à d’autres théories, notamment celles autour du 11-Septembre. » [27] C’est une autre vidéo conspirationniste, qui affirme que l’homme n’a jamais marché sur la Lune, qui finit par entamer sa croyance. Parce qu’il a toujours été passionné d’astronomie, il refuse d’y croire. Il s’aperçoit alors « que les techniques utilisées dans la vidéo pour le persuader sont les mêmes que celles qui l’avaient convaincu précédemment. Il commence à douter, fait un “travail d’introspection”, s’inscrit en master de défense et sécurité internationale » [28], puis crée sa chaîne YouTube.
Cet internaute constate que la démystification classique n’est pas très efficace, qu’il est bien difficile de convaincre un complotiste : « Moi-même, lorsque j’étais complotiste, soit je ne regardais pas ce genre de vidéos, soit je les regardais mais sans vraiment les écouter, juste pour aller mettre des commentaires rageurs en dessous. » [29] Il s’agit plutôt pour eux de donner goût « aux choses complexes, aux nuances » ; à « l’art du doute » plutôt qu’à « celui du soupçon ».
Comment s’orienter au temps de la post-vérité, qui s’accompagne de la montée de la haine et du cynisme ? Il ne s’agit sans doute pas tant d’essayer de sauver la vérité, mais, comme le formulait J.-A. Miller, de rappeler que « tout n’est pas semblant, qu’il y a un réel » [30], et de se servir de cette articulation logique comme levier.
Le trajet d’une analyse mené à son terme, parce qu’il effectue un vidage du sens jusqu’à toucher l’inconscient comme réel, et ses formations comme « absurdes, insensées », peut permettre au psychanalyste de « serrer le décalage entre la vérité et le réel » [31], et de s’en servir au moment de prendre sa place dans le mouvement de la civilisation. Il s’agit qu’il soit en mesure de jouer habilement des semblants et du réel afin de pouvoir transmettre l’invraisemblable.
[1] Texte extrait d’une intervention dans le cadre de l’ACF-VLB, Lorient, 2 juin 2018.
[2] Cf. « Post-truth », Lexico, Oxford University Press, disponible sur internet : https://en.oxforddictionaries.com/definition/post-truth
[3] Fake news (informations fausses, truquées), hoax (intox, canular), fact checking (vérification des faits), alternative facts (faits alternatifs)
[4] Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 573.
[5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 18 mars 2009, inédit.
[6] Ibid.
[7] Ibid.
[8] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. De la nature des semblants », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 20 novembre 1991, inédit.
[9] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’expérience du réel dans la cure psychanalytique », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 2 juin 1999, inédit.
[10] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », op. cit., cours du 4 mars 2009.
[11] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 15 février 1977, inédit.
[12] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », op. cit., cours du 18 mars 2009.
[13] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, n°88, octobre 2014, p. 112.
[14] Jaudel N., « L’âge de la déraison », Lacan Quotidien, n°627, 21 février 2017, publication en ligne (www.lacanquotidien.fr).
[15] Ibid.
[16] Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le tout dernier Lacan », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris viii, cours du 14 mars 2007, inédit.
[17] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004.
[18] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, op. cit., p. 524.
[19] Ibid.
[20] Miller J.-A., « Les affects et l’angoisse dans l’expérience psychanalytique », Actes de l’ECF, n°10, mai 1986, p. 122.
[21] Cf. sur cette partie : Delarue A., « La fièvre complotiste », Le Diable probablement, n°11, novembre 2014, p. 159-164.
[22] Freud S., « Manuscrit K », La Naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 2002, p. 136.
[23] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 216.
[24] Cf. Leguil F., « Paranoïa et vérité », Suites et variations, Actes des travaux du bureau de Rennes de l’ACF-VLB, juillet 2010.
[25] Cf. Miller J.-A., « Dès qu’on parle, on complote », Le Point, 15 décembre 2012, disponible sur internet.
[26] Ibid.
[27] Cf. Signoret P., “Face aux theories du complot sur YouTube, les ‘‘anticonspi’’ veulent ‘‘occuper le terrain’’ », Le Monde, 13 février 2018, disponible sur internet.
[28] Ibid.
[29] Ibid.
[30] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », op. cit., p. 112.
[31] Miller J.-A., « La passe du parlêtre », La Cause freudienne, n°74, mars 2010, p. 123.