La question de l’éducation est centrale dans les discours sur le développement de l’individu, mais le sujet, tel que la psychanalyse le définit, fait objection à cette visée développementaliste que Lacan résume à « une conscience progressive de soi que soutiendrait un développement naturel, [jusqu’à] l’accord avec soi1 ». Le sujet comme faille est en lui-même une objection à l’éducation comme fin mot de la vie. C’est pourquoi, tout au long de son enseignement, Lacan a plutôt manifesté des réserves à l’endroit des disciplines qui faisaient fond sur « ce qu’il faut pour faire des hommes2 ».
De l’éducation pour tous à l’éducation pour tout
Nous assistons aujourd’hui à la prolifération tous azimuts de dispositifs dits « éducatifs » dans tous les domaines de la vie – relations amoureuses, émotions, parentalité, santé, alimentation, vieillissement. L’adage « apprendre toute sa vie » ne désigne plus un parcours, mais donne consistance à un tout-apprendre immédiat et généralisé.
Ce « tout-éducable » se met en œuvre en réduisant au minimum les interactions humaines, le plus rapidement possible et souvent de façon dématérialisée. Les enjeux économiques de ces dispositifs ne sont plus une surprise et vont de pair avec l’idéal de l’époque « d’expulser toute interprétation3 ». Cette idéologie contemporaine maximaliste se confond avec la séduisante notion d’efficacité.
Transmission ?
Le lien à l’Autre, valeur éminente de l’éducation au travers des siècles, tend à se résorber dans une pragmatique sans transcendance ; les savoirs se présentent alors comme des normes extérieures indépendantes du sujet et sans limite. Le diptyque lacanien aliénation-séparation est essentiel pour saisir l’opération de causation du sujet qui conditionne l’émergence du désir. Dans une époque où l’autonomie est une valeur absolue, comment promouvoir l’avènement du désir pour qu’un sujet puisse accéder à une existence lestée d’une couleur subjective ?
Qu’il y ait des méthodes éducatives n’est pas nouveau et c’est nécessaire. Mais si ces approches ne ménagent pas l’espace du malentendu, qu’advient-il de l’énigme qui mobilise le sujet ? Si leur foisonnement sature tous les espaces de la vie, que reste-t-il de l’inéducable, qui n’est pas seulement ce qui n’est pas encore éduqué, mais ce qui ne peut l’être ? La saturation de l’énigme par des réponses qui précèdent toute question contribue à l’écrasement de la dimension du sujet.
En niant la part d’inéducable propre à l’être parlant – autrement dit la pulsion – une autorité prétendument neutre pourrait bien prendre le visage d’un nouveau maître, d’autant plus surmoïque qu’il est désincarné. Le sujet se trouverait alors confronté à un savoir sans transmission, comme en témoignent les dispositifs du programme Good Behaviour Game4 qui fleurissent dans l’Éducation nationale, invitant les enfants à s’autoréguler eux-mêmes.
L’inadéquation fondamentale du savoir, des connaissances et du sujet permet que s’ouvre la perspective de la rencontre et l’investissement du monde. Cela ne se fait pas sans un partenaire qui sache accueillir le ratage, synonyme de promesse et de trouvailles. L’enfant, dont on sait qu’il est le père de l’homme5, ne pourra rien apprendre s’il est laissé seul : on apprend par l’Autre. Assumer sa solitude, son inéducable, passe aussi par l’Autre.
Vanessa Sudreau
[1] Lacan J., Discours aux catholiques, Paris, Seuil, 2005, p. 20.
[2] Lacan J., Le triomphe de la religion, Paris, Seuil, 2005, p. 71.
[3] Miller J.-A., « Angle sur le sentiment de culpabilité », La Cause du désir, n°118, décembre 2024, p. 20.
[4] Le programme GBG ou référentiel du « Jeu du comportement adapté » est une stratégie de gestion du comportement en classe élémentaire dont le déploiement national a pour but d’apaiser le climat scolaire par le développement de compétences psychosociales des enfants.
[5] « L’enfant est le père de l’homme », expression du poète William Wordsworth, dans son poème « Mon cœur bondit », paru en 1802.