Comment représenter ce qui, fondamentalement, ne peut l’être ? C’est la question que pose le cinéma à la psychanalyse. Le film The Pillow Book de Peter Greenaway donne à voir la beauté de la calligraphie chinoise comme voile sur le réel de la scène traumatique première, où le regard surgit dans sa dimension d’étrangeté, laissant entrevoir une autre face de cet objet du désir.
Objectalité du regard
L’anamorphose du tableau des Ambassadeurs d’Holbein1, commentée par Lacan2 dans son Séminaire XI, est produite à partir d’un point précis, qui fait surgir de façon imprévisible, un objet étrange, jusque-là caché, une tête de mort, présentification imaginaire de l’objet a, perdu au champ de l’Autre, et qui anime le désir. Son surgissement, notamment dans les moments d’angoisse, met particulièrement en évidence la thèse de Lacan d’une schize entre l’œil et le regard : l’objet est situé hors du sujet. Lacan insiste ainsi sur l’objectalité du regard. Le sujet se constitue dans un monde qui le regarde, sans savoir ce qu’il est vis-à-vis du désir de l’Autre. Il y fait tache. Il y a ainsi une proximité intime entre le regard et l’étrangeté.
La scène du regard
Le film s’ouvre sur une femme des années quatre-vingt-dix, originaire de Kyoto. Son prénom, Nakigo, évoque le surnom usité de Sei Shônagon dont elle connaît les Notes de chevet pour en avoir reçu la lecture à chaque anniversaire.
À son quatrième anniversaire, après l’inscription calligraphique rituelle de vœux porte-bonheur sur son corps par son père, Nakigo entrevoit, par l’interstice des panneaux, une scène sexuelle où le père est soumis à un homme plus âgé. Ce dernier la surprend en train de les regarder, mais n’en souffle mot.
D’abord spectatrice de la scène, le dévoilement de sa présence fait surgir le regard dans sa dimension d’étrangeté. Elle est regardée sans savoir ce qu’elle est dans le désir de cet inconnu qui semble pourtant familier au père. Attrapée sur le fait de sa curiosité, honteuse, telle une tache dans le tableau, elle se cache dans son lit. Un sens est donné à cette scène énigmatique après coup : pour se faire publier, le père paie de sa personne en se faisant l’objet de la jouissance de l’éditeur.
Cela illustre la fixité d’un scénario fantasmatique que le film va ensuite décliner en mettant en jeu la jouissance scopique dans sa modalité clandestine.
De l’étrangeté à l’étranger
Nakigo a vingt ans. Son père vient de mourir. Elle exige, après l’amour, que soient signés à même sa peau, le nom de son amant et le sien. Elle se regarde ensuite ainsi calligraphiée dans le miroir. Nakigo rencontre Jérôme, traducteur anglais. Il inscrit son prénom, mais son écriture ne la satisfait pas. Il renverse alors les choses : « Montrez-moi. Vous devez écrire sur moi. Mon corps est une page de livre, votre livre. » Elle veut qu’il la paie pour ses services de calligraphie, mais il n’a pas d’argent. Elle finit par consentir à faire du corps de cet homme le support d’une langue qu’elle ne comprend pas : « Il ne dévêtait que ce que je vêtais d’ordinaire », soupire-t-elle.
L’amour voile l’étrangeté du regard rencontré lors de la scène traumatique. Nakigo consent à se faire l’objet du désir de cet homme étranger qui lui parle dans la langue de son fantasme.
Laetitia Jodeau-Belle
[1] Cf. Ferrier J.-L., Holbein. Les Ambassadeurs. Anatomie d’un chef-d’œuvre, Paris, Denoël-Gonthier, 1977.
[2] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 65-109.