
Dante : sa Vie Nouvelle via La femme qui n’existe pas
Béatrice, qui a inspiré la poésie d’amour de Dante, est-ce La femme qui n’existe pas[1] ? Lors du séminaire Encore, le 13 février 1973[2], Lacan faisait état de la caricature de la presse milanaise sur l’énoncé « La femme n’existe pas ». Comment, ironisait le journaliste, pouvait-on alors se débrouiller avec les partenaires complémentaires des rapports sexuels ?[3] Ironie inutile. Il aurait pu attraper d’une manière plus enlevée les aphorismes qu’il disait ne pas comprendre s’il avait saisi dans la littérature ce que tout lycéen italien connaît : la Vita Nuova (Vie nouvelle) de Dante Aligheri[4] avec la référence majeure de La femme qui n’existe pas.
Si une femme existe par le rapport sexuel, Béatrice n’y est pas. Elle n’a pas été la partenaire de Dante. L’amour, que dans la Florence du treizième siècle chante le Dolce Stil Nuovo, ne vise ni ne s’inspire des rapprochements corporels. Et si une Béatrice Portinari a bel et bien existé, ce qui a intéressé Dante dès la rencontre à leurs neuf ans, puis à dix-huit ans, ce sont les émois amoureux qu’il a éprouvés en lui-même suite au salut et au seul sourire de Béatrice. Dante, soumis à Amour, parvient alors à la « béatitude »[5]. La présence corporelle de sa Dame donne à l’esprit, la mente[6], de Dante l’appui pour composer des poèmes, « parole per rima »[7], dans le doux style nouveau, Dolce Stil Nuovo.
Artiste qui précède le psychanalyste, Dante sept cents ans avant Lacan dit à sa façon que La femme n’existe pas. Dire que La femme n’existe pas, veut dire que « ce lieu demeure essentiellement vide. Que ce lieu reste vide n’empêche pas que l’on puisse y rencontrer quelque chose »[8] : la méprise, par exemple. Aussitôt après avoir éprouvé la béatitude, Dante pour ne pas offenser la courtoisie de Béatrice, adresse à des femmes-écran ses poèmes d’amour. Béatrice en « vraie femme »[9] croyant à l’infidélité de l’amoureux, lui nie son salut[10]. Le sentiment de béatitude de Dante s’effondre : pleurs, et tristesse… Le rêve vient à son secours avec le conseil de personnifier Amour en Béatrice[11]. Ainsi Dante écrira ses poèmes pour Amour, et par la poésie il rencontrera Béatrice-Amour.
Dante a exploré en Béatrice le pas-tout[12], l’incomplétude d’une femme qui n’est pas-toute pour lui. Dans la réalité elle est femme mariée et mère d’enfants… De plus, en niant son salut elle s’est privée, en « vraie femme », de la courtoisie et de l’amour de Dante. Non seulement elle n’est pas-toute, mais « elle n’y est pas du tout » dans la relation[13]. Dante a dû se débrouiller avec son manque de béatitude. Il attribue subtilement à Béatrice la jouissance supplémentaire, « de ses admirables et excellentes œuvres » : gentillesse, honnêteté, beauté vêtue d’humilité… qui inspire la douceur au cœur, et « qui va disant à l’âme : Soupire »[14]. Il a placé Béatrice dans cette Autre jouissance de l’amour, même si de celle-là aussi elle ne peut rien dire : Dante ne lui attribue aucune parole dans la Vita Nuova. C’est lui qui porte la parole en idéalisant la relation, hors des tribulations de la vie, lorsqu’il identifie Béatrice à Amour.
Dans ce lieu où La femme n’existe pas, néanmoins Dante y « rencontre [encore] quelque chose » : une Vie Nouvelle, titre de son premier écrit. L’amour idéalisé pour Béatrice creuse le sillon d’une Vita Nuova, chemin de sa poésie qui lui fait franchir les obstacles de la vie, et porter la poésie du Dolce Stil Nuovo à une telle hauteur, celle de la Divine Comédie, qu’il entreprendra « au milieu du chemin de [sa] vie. »[15] Il s’était perdu dans cette forme de l’Amour et il lui faut l’abandonner. Il se promet de « ne plus dire […] pour plus dignement traiter d’elle […] [de] ce que jamais l’on a dit d’aucune »[16]. Ainsi il annonce l’écriture de la Divina Commedia, où il fera de Béatrice l’inspiratrice de ce qui n’a jamais été dit d’une femme : le guide du chemin céleste, au-delà de la rencontre des corps, où le seul nom de « Béatrice » dit déjà l’Autre « béatitude ».
La langue aussi doit atteindre un autre niveau pour traiter de ce nouvel Amour. Ainsi Dante enrichit le vulgaire florentin qui deviendra la langue italienne. Plus contemporain, Joyce a fait de même pour la langue anglaise par d’autres chemins. Dante par le chant d’amour pour Béatrice, La femme qui n’existe pas, a hissé la langue de Florence au sublime poétique. La langue qu’il a « assimilée en imitant […] [sa] nourrice » [17], a été choyée depuis comme langue italienne.
Giuseppe Falchi
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[1] Cf. Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 537.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 54.
[3] Mario Palumbo, Corriere della sera, 3-2-1973, p. 9 : « Per l’erede di Freud la donna non esiste » – « Pour l’héritier de Freud la femme n’existe pas. ». Avec le « la » en lettre minuscule.
[4] Dante A., Vita nuova, Milano, Biblioteca Universale Rizzoli, 1952.Traduction : Dante A., Vie nouvelle, in Dante. Œuvres complètes, Paris, Librairie Générale Française, 2009, p. 25-84.
[5] Ibid., XI, p. 37.
[6] Ibid., II, p. 27 : « la gloriosa donna della mia mente » y est traduit « la glorieuse dame de mes pensées ».
[7] Ibid., III, p. 29.
[8] Miller J.-A., « Des semblants dans la relation entre les sexes », La Cause freudienne, n°36, 1997, p. 7.
[9] Lacan J., « Jeunesse de Gide, ou la lettre et le désir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 761.
[10] Cf. Dante A., Vie nouvelle, op. cit., X, p. 36.
[11] Cf. Ibid., XII, p 38 : « Ballade, je veux qu’Amour tu ailles trouver ».
[12] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 54.
[13] Cf. ibid., p. 36.
[14] Dante A., Vie nouvelle, op. cit., XXVI, p. 65. Premier et dernier vers du plus beau sonnet de Dante : « Tanto gentile e tanto onesta pare…che va dicendo all’anima : Sospira. » – « Si gentille et si honnête elle parait… qui va disant à l’âme : Soupire. »
[15] Dante A., « Enfer », La Divine comédie, in Dante. Œuvres complètes, op. cit., I, 1, p. 599.
[16] Dante A., Vie nouvelle, op. cit., XLII, p. 84.
[17] Dante A., De l’éloquence en langue vulgaire, in Dante. Œuvres complètes, op. cit., I, p. 388.
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