CHRONIQUE DU MALAISE : Antisocial !
« Antisocial ! »[1]
« Aujourd’hui, à un moment où la culture est en train de s’éteindre
pour des raisons économiques, il se crée de nouvelles conditions
pour la paranoïa de masse et nul ne peut dire jusqu’où cela ira »[2]
Deux mouvements d’opinion qui se sont manifestés ces dernières années ont suscité une vague de commentaires d’autant plus divers que leur signification profonde et leur motivation réelle restent largement énigmatiques : les Gilets jaunes hier et les Antivax aujourd’hui.
Le premier a surpris d’abord par la soudaineté et la massivité de son apparition inattendue, puis par l’étendue de la complaisance ou de la sympathie qu’il a su rencontrer dans l’opinion. Son caractère spontané lui a valu d’emblée une solidarité diffuse ainsi que son caractère inorganisé et réfractaire à toute organisation. Le flou sinon même l’inconsistance de ses revendications l’a fait percevoir comme un phénomène de fond, l’expression d’un refus du « système » et la traduction d’une souffrance diffuse de personnes laissées pour compte et méprisées par les puissants. Ses excès, la gratuité de sa violence, sa radicalité et son incapacité à débattre et à s’organiser n’ont pas entamé son capital d’estime et de compréhension. On a voulu voir dans cette protestation populaire une façon de donner voix aux sans-voix, une manifestation au plein jour de la mosaïque des exclus, des déclassés, de ceux que le déclassement menace ou qui subissent la panne de l’ascenseur social. Les lieux communs et les clichés journalistiques ont foisonné en tous sens. Presse et réseaux sociaux n’ont plus eu qu’un seul mot d’ordre : tendez vos rouges tabliers, il va pleuvoir des vérités premières. Mais quoiqu’il en soit, rien n’est venu éclairer ce phénomène, mis sur le compte d’une aspiration à plus de démocratie alors qu’il n’a jamais cessé de défier toute forme démocratique de débat et de décision.
Le mouvement Antivax, aussi vigoureux dans sa radicalité, n’a pas suscité la même adhésion de masse. Mais il a mobilisé de façon très active et résolue une part non négligeable de la population, n’hésitant pas à braver les obligations et la loi, à affronter les forces de l’ordre, à adopter des pratiques illégales, à s’en prendre violemment aux représentants élus et à camper sur ses certitudes contre vents et marée et sans la moindre possibilité de discussion.
Ainsi se sont trouvées au cœur de la cité, animées de la fougue des sans-culottes et mobilisées au cri de « Liberté », des foules réfractaires à l’ordre, au lien social et à la supposée raison.
Jacques-Alain Miller nous rappelle qu’« Être exclu est la signification la plus commune dont l’investissement est universel. C’est parce que l’exclusion est le statut originel du sujet, ce qu’écrit le mathème $, le sujet barré. »[3] L’histoire est sans doute rythmée par de rares et spectaculaires moments où ce qu’on appelle communément le peuple fait irruption sur la scène publique en rejetant d’un coup le jeu politique et social, ses règles et ses institutions. Ceux qui se vivent exclus et n’ayant pas voix au chapitre bouleversent alors l’ordonnancement du monde qui sort de ses gonds.
Hegel, sensible aussi bien aux Lumières qu’à la Terreur[4], à la Raison qu’aux excès commis en son nom, a su mettre en avant le désir de reconnaissance au principe des explosions révolutionnaires comme à la base du lien social courant. Lacan, ouvert sans doute à sa pensée par Kojève et son séminaire, a su faire de ce désir non seulement un élément essentiel du fonctionnement psychique mais aussi un ressort de la cure[5]. Cette piste a aussi été frayée par l’École de Francfort, Adorno et Horkheimer, et aujourd’hui encore leurs disciples, comme Axel Honneth, font de la lutte pour la reconnaissance le fondement du consentement ou du rejet de la vie en société. La « reconnaissance » que chacun attend, « premier de cordée » aussi bien qu’« invisibles » de la société, est dans cette veine de pensée la base du contrat qui lie tacitement l’individu et la cité.
Mais la reconnaissance ne va pas sans sa face libidinale : « L’expérience d’être aimé est pour chaque sujet la condition de sa participation à la vie publique. »[6] La dénonciation du « système », fonds de commerce de tous les populismes, de Trump à Salvini – mais qui eut aussi ses lettres de noblesse avec Thoreau[7], inspirateur des libertariens – exprime cette question qu’il serait vain de ne pas entendre : pourquoi accepter la perte de jouissance qu’exige de nous la civilisation ? Pourquoi, sinon en raison d’un gain qu’on peut bien appeler amour, mais qui est sans doute aussi gain d’un plus-de-jouir.
C’est sur ce versant que les mouvements de foule auxquels je pense impliquent non pas seulement le lien à l’Autre, mais contre l’Autre. N’est-ce pas la clé de cette dimension antisociale essentielle que Freud[8] met en valeur dans le fonctionnement de la pulsion et que Lacan qualifie de jouissance autiste ? C’est en effet dans les exigences toujours croissantes de domestication de la volonté de jouissance du parlêtre, que Freud voit le danger qui pour lui guette la civilisation : à ne pas prendre en compte, dit-il, cette part irréfragable, irréductible et définitivement rebelle, la civilisation court le risque du retour dans le réel de la pulsion de mort sous la forme d’une violence aveugle et destructrice.
Philippe De Georges
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[1] Antisocial ! Chanson du groupe de hard-rock Trust, 1980.
[2] Horkheimer M. et Adorno T. W., La dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974, p. 288.
[3] Miller J.-A., L’os d’une cure, Paris, Navarin éditeur, 2018, p. 52-53.
[4] Cf. Hegel G. F., Phénoménologie de l’esprit, Paris, Flammarion, 2012, « La liberté absolue et la terreur », p. 489.
[5] Cf. Lacan, J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 237.
[6] Honneth A., La lutte pour la reconnaissance, Paris, Édition du Cerf, 2010, p. 51.
[7] Cf. Thoreau H.D., Walden, Marseille, Éditions Le mot et le reste, 2010.
[8] Cf. Freud S., Le Malaise dans la civilisation, Paris, Éditions Points, 2010, p. 173.