Plusieurs pays ont introduit légalement le droit à une « aide médicale à mourir », sous la forme de l’euthanasie ou du suicide assisté, dans les situations de maladies somatiques graves et incurables, certains l’ayant ensuite élargi aux pathologies psychiatriques. Dans les législations existantes, cette « aide » répond à une demande du malade éprouvant une souffrance (physique ou psychique) insupportable et durable malgré les traitements mis en œuvre. Il s’agit d’une affaire de parole et de transfert, dimensions qui sont éludées dans une logique où la demande est considérée comme l’expression univoque de la volonté d’un individu sachant ce qu’il dit et disant ce qu’il veut.
En France, la loi Claeys-Leonetti [1] permet notamment la mise en œuvre d’une « sédation profonde et continue jusqu’au décès » [2] à la demande du patient lorsque le pronostic vital est engagé à court terme et qu’il présente « une souffrance réfractaire aux traitements » [3]. L’opinion publique, des politiques et des associations militantes poussent à aller plus loin, et un projet de loi sera prochainement présenté.
« Vous voulez maitriser votre fin de vie ? C’est votre droit ! » [4] peut-on lire sur le site de l’ADMD [5] qui milite pour cette « ultime liberté » [6] consistant en ce que « chacun puisse, à sa stricte demande, bénéficier d’une mort consentie, sereine et digne » [7], afin d’« humaniser les circonstances de fin de vie » [8].
Dans la civilisation de la performance, du bien-être, et des egos revendiquant une liberté sans limites, la « bonne mort » [9] prend la figure d’une mort choisie et programmée, ce qui permettrait d’en évacuer la dimension tragique, d’annuler l’effroi face à la plus implacable des castrations qu’est le réel de la mort.
Mais qu’est-ce qui déshumanise la fin de vie en France ? Est-ce l’absence d’un droit à l’aide médicale à mourir ? Ne serait-ce pas plutôt les logiques gestionnaires et financières qui valorisent les actes techniques et quantifiables au détriment de la relation de soin ? Ou l’idéologie du respect de l’autonomie qui, pour contrer le paternalisme médical, modifie la relation médecin-malade par une logique de contractualisation, ignorant les enjeux du transfert et produisant une déresponsabilisation du médecin quant à ses actes et une solitude radicale du malade ? Ou encore le délitement du lien social, des liens intergénérationnels, le pousse-à-jouir sans délai et sans limites, le refus de toute forme de castration, rendant insupportable le rapport à la finitude et à la perte ?
Il y a un gap entre ces discours militants et législatifs et la clinique avec les sujets confrontés réellement à l’approche de leur mort. Les situations nécessitant une sédation profonde jusqu’au décès sont rares et celles où un sujet exprime de façon univoque et immuable la volonté qu’on mette fin à sa vie, le sont encore plus. Ce qui fait le quotidien de cette clinique, ce sont plutôt les manifestations diverses, déroutantes, mouvantes, paradoxales, d’une volonté de rester vivant et désirant. Traversés par des mouvements psychiques contradictoires, privés de l’appui du fantasme et du symptôme qui faisaient nouage et lien social, lâchés par leur corps, plongés dans l’Hilflosigkeit [10], ces sujets n’expriment pas tant la revendication d’une liberté, mais plutôt l’appel à la présence d’un autre auquel s’en remettre. La demande de mourir, quand elle s’exprime, disparait le plus souvent lorsque les symptômes physiques sont soulagés et qu’un lien de parole se tisse, permettant au sujet de prendre appui sur un autre capable d’entendre son appel et de supporter les manifestions de sa détresse sans se précipiter à vouloir les faire taire, un autre incarnant un désir et lui témoignant qu’il ne se réduit pas à son être-de-déchet. Dans la clinique, la demande de mourir se révèle sous-tendue paradoxalement par un désir de rester vivant. Magistrale mise en lumière de « la structure de la faille […] entre la demande et le désir » [11].
C’est une boussole dont il s’agira de s’orienter pour ne pas céder à cette « suggestion obscure » [12] introduite dans ce moment d’effraction psychique et de crise du système de santé.
Florence Smaniotto-Giusto
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[1] Loi n° 2016-87 du 2 février 2016.
[2] https://sante.gouv.fr/IMG/pdf/fichesedation.pdf
[3] Loi n° 2016-87 du 2 février 2016, article 3, consultable à https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000031970253
[4] Association pour le Droit à Mourir dans la Dignité, https://www.admd.net/qui-sommes-nous/une-association-humaniste/quest-ce-que-ladmd.html
[5] Association pour le Droit à Mourir dans la Dignité.
[6] https://www.admd.net/qui-sommes-nous/une-association-humaniste/notre-proposition-de-loi.html
[7] « Libre Pensée – Pour le droit de mourir dans la dignité », 12 février 2023, France Culture, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/divers-aspects-de-la-pensee-contemporaine/libre-pensee-pour-le-droit-de-mourir-dans-la-dignite-rediffusion-5701920
[8] https://www.admd.net/qui-sommes-nous/une-association-humaniste/notre-proposition-de-loi.html
[9] Étymologie du terme euthanasie.
[10] Terme utilisé par Freud concernant l’état de détresse radicale du nouveau-né dépendant entièrement d’un autre.
[11] Lacan J., « La place de la psychanalyse dans la médecine », Cahiers du Collège de Médecine, n° 12, décembre 1966, p. 767, disponible à http://aejcpp.free.fr/lacan/1966-02-16.htm
[12] Hoornaert G., « Sur l’accès à l’euthanasie pour souffrance psychique : écho de la Belgique », Studio Lacan, 26 mars 2022, https://www.youtube.com/watch?v=D7JvPNy8Shw.