L’institution comme trou

 

Les pratiques en institution exposent la psychanalyse à deux dangers majeurs : l’effet de groupe et la psychothérapie. C’est à ces deux dangers que tentent de répondre la pratique à plusieurs comme celle des CPCT, ainsi qu’en témoignaient les Journées de l’ECF, en 2002, qui avaient pour thème : « La psychanalyse appliquée et la pratique en institution » [1].

Vingt ans déjà ! Peut-être serait-il temps de faire un nouveau point ?

Déjà, en 1991-1992, l’ECF avait pris des distances par rapport à la question des institutions. Un séminaire de psychanalyse avec les enfants, rue Huysmans, sur le thème « Psychanalyse et Institution » avait remis la question des institutions à l’ordre du jour, en l’abordant, dix ans après, sous un autre aspect, loin de l’idéal qui avait caractérisé l’époque passée.

Cela a conduit au réseau inter-institutions dont Jacques-Alain Miller accueillait l’initiative dans le Champ freudien et lui donnait le nom de RI3 [2].

Celui-ci a pris pour orientation le texte d’É. Laurent : « Institution du fantasme, fantasmes de l’institution » [3]. Les institutions du RI3 ont été vigilantes à œuvrer avec les antidotes que sont la pratique au « un par un » – qui n’est pas une simple modalité de comptage, mais une clinique ironique –, associée à la pratique du contrôle.

La publication du Séminaire de Lacan La Logique du fantasme est, pour nous, l’occasion d’un retour aux débuts, avec le cours de J.-A. Miller : « Du symptôme au fantasme et retour ».

Comme il y a une clinique relative à l’Autre, qui est une clinique du sujet qui a sa fin dans la traversée du fantasme, il y a une clinique de l’Autre qui n’existe pas. Elle relève davantage d’une clinique du parlêtre et du corps parlant comme Autre.

Ces deux cliniques, loin de s’opposer, sont unies moebiennement. Ainsi Lacan pouvait-il dire qu’« il faut […] soulever la question de savoir si la psychanalyse […] ça n’est pas un “autisme à deux”. Il y a […] une chose qui permet de forcer cet autisme, c’est que […] la lalangue est une affaire commune » [4], ajoutait-il. La position de l’analyste comme corps parlant est isomorphe à la psychanalyse comme autisme à deux.

J.-A. Miller pouvait dire que la psychanalyse appliquée était en mesure de venir en aide à la psychanalyse pure par le fait de substituer un savoir-faire à un savoir. Aujourd’hui, l’ECF multiplie ses efforts pour lutter contre une dégradation de l’Autre du savoir, pour un Autre qui serait à la hauteur des pratiques que la psychanalyse oriente, et qui ne serait pas seulement le simple lien social S1-S2, mais l’impossible à écrire, le lien social auquel l’analyste a le devoir de s’affronter.

Cela conduit à considérer l’institution comme TROU à partir duquel inventer l’Autre.

Les institutions qui s’orientent de la psychanalyse sont celles qui distinguent le lien social et la jouissance dans l’accueil et le traitement des cas, et qui font valoir la clinique de la jouissance propre au temps de lalangue.

Peut-être le temps est-il venu de faire le saut jusqu’au Séminaire XXIII, de l’institution du fantasme avec le RI3, à l’institution comme TROU dont la FIPA trace l’avancée encore timide ?

À distance du sens, la psychanalyse appliquée est à considérer au « un par un », centrée sur le réel de la psychanalyse : « Il n’y a pas de rapport sexuel ». Il s’agit d’un réel, non pas en opposition, mais différent de celui de la science.

La position ironique de la découverte freudienne de l’inconscient, en tant qu’elle ne connait ni le temps ni la contradiction, lui impose de devoir se positionner par rapport à la science et à la religion.

Ceci devrait nous permettre de mettre à l’étude cette phrase de J.-A. Miller au cours de l’échange avec F. Leguil dans le dernier numéro de La Cause du désir : « (…) ce n’est pas que j’ignore la réticence, mais ce n’est pas du tout une boussole. Je prends plutôt la chose par la surface » [5].

Jean-Robert Rabanel

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[1] Cf. Pertinences de la psychanalyse appliquée. Travaux de l’École de la Cause freudienne réunis par l’association du Champ freudien, Paris, Seuil, 2003, où sont repris une partie des travaux présentés lors des 31e Journées de l’école de la Cause freudienne.

[2] Réseau International des Institutions Infantiles du Champ freudien.

[3] Cf. Laurent É., « Institution du fantasme, fantasmes de l’institution », Feuillets du Courtil, n° 4, avril 1992, consultable à http://courtil.be/feuillets/PDF/Laurent-f4.pdf

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 19 avril 1977, inédit.

[5] Miller J.-A. & alii, « Discussion à la suite du texte de François Leguil », La Cause du désir, n° 114, juin 2023, p. 141.




Le patient numérisé

 

Au moment où l’institution de soins subit les dernières conséquences de ce que Lacan annonçait dès 1968, à savoir la réduction de tout un chacun, patient comme soignant, à une unité comptable, un retour sur son « Allocution sur les psychoses de l’enfant » [1] est rafraîchissante, même si Lacan y rafraîchit ses auditeurs ! L’effacement du sujet par le discours de la science et l’enrôlement des corps qui s’ensuit dans le discours capitaliste débouchent aujourd’hui sur la fermeture progressive des services d’accueil, de soins et d’accompagnements des plus démunis, spécialement en pédopsychiatrie.

L’« Allocution sur les psychoses de l’enfant » est une intervention que Lacan prononce en clôture d’un colloque organisé à l’initiative de Maud Mannoni. Il signale avoir fait cette conclusion pour rendre hommage « à celle qui, par la rare vertu de sa présence, avait su prendre tout ce monde aux rets de sa question » [2]. Malgré cet hommage, il y manifeste un franc désaccord sur ce qu’il a entendu durant ce colloque. Puisque sa « présence fit […] plaisance », ironise-t-il dans une note à la fin du texte, je le cite : « Que trace donc reste ici de ce qui porte comme parole, là où l’accord est exclu : l’aphorisme, la confidence, la persuasion, le sarcasme. » [3] L’aphorisme c’est une sentence, une phrase énonçant un principe énoncé en peu de mots, par exemple la formule devenue fameuse dans ce texte que « toute formation humaine a pour essence et non pour accident de refréner la jouissance » [4]. Les confidences de Lacan portent sur la joie qu’il trouve dans son travail et qu’il a du mal à trouver avec qui partager cette joie, le sarcasme porte ici dans la raillerie où il tourne en dérision les propos de Daniel Lagache en jouant sur son nom, « la gage ? la gâche ? J’ai mis du temps à reconnaître le mot : langage » [5]. Bref, on l’entend, Lacan manifeste pour le moins un sentiment de désagrément de ce qu’il a entendu durant ces deux journées. Il évoque à plusieurs reprises dans le texte la tristesse tout en l’opposant à la joie que nous pouvons avoir dans notre travail. Au début pour dire que Dante donne la tristesse comme le plus grand péché et à la fin il se demande comment, engagés dans ce champ du travail en institution, nous pouvons rester en dehors de la tristesse. Il laissera ses interlocuteurs à la fin de son intervention sur la question de savoir « quelle joie trouvons-nous dans ce qui fait notre travail ? » [6] C’est une précieuse boussole qu’il nous donne là. Je lis cela comme un encouragement à articuler la clinique institutionnelle à partir de la théorie comme gai savoir, seule issue à accompagner de la bonne façon la misère du monde. Il relève « qu’à fuir ces allées théoriques, rien ne saurait qu’apparaître en impasse des problèmes posés à l’époque » [7]. Là, il élargit le champ car l’impasse que nous repérons chez ces sujets, Lacan la situe comme impasses croissantes de la civilisation. Et il évoque dans ce texte deux problèmes qui se posent à l’époque. D’abord « le droit à la naissance » et ensuite le corps comme propriété. Ces deux questions portent sur les conséquences du corps pris comme unité comptable dans l’illibéralisme. Il pose alors cette question prémonitoire : est-ce que « du fait de l’ignorance où ce corps est tenu par le sujet de la science, on va venir en droit, ce corps, à le détailler pour l’échange » [8].

Terrible sentence qui s’avère cruellement actuelle. Dans notre travail en institution peu importe qui est le patient comme sujet singulier, ce qui est requis c’est qu’il coche les cases du protocole pour être coaché à rejoindre la cohorte des travailleurs sinon celle des inadaptés – comme s’il n’y avait plus d’autres places que celle d’être un corps productif ou stérile. Son histoire, ses compétences particulières, son style de vie, ses choix n’importent pas, seul compte son classement dans les cases d’une administration aveugle où la bureaucratie le dispute à l’encodage des tableaux Excel. Bienvenue dans le métavers du patient numérisé !

Dominique Holvoet

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[1] Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.

[2] Ibid., p. 370.

[3] Ibid.

[4] Ibid., p. 364.

[5] Ibid., p. 367.

[6] Ibid., p. 369.

[7] Ibid.

[8] Ibid.




Les mots résonnent

 

Pourquoi Lacan s’est-il intéressé à l’œuvre de Francis Ponge ?

C’est en effet son intérêt pour celui qui s’est échiné à se détourner du sens du langage pour extraire toute la matérialité des mots, rendue par le son et la graphie, que l’on perçoit dans ses nombreuses références au poète. Références que l’on trouve en 1966, dans une note ajoutée au Rapport de Rome [1], dans le Discours à Tokyo [2], en 1971, ou encore dans Je parle aux murs [3], en 1972.

Références qui suivent les mouvements de sa pensée eu égard au langage. Partir du Rapport de Rome pour aller vers Lituraterre, notamment, c’est partir d’un langage structuré qui perd peu à peu de son aspect formel au profit d’une langue matérielle, d’une langue qui résonne. Si le langage, conçu d’abord selon un abord linguistique, est cette structure porteuse d’un sens qu’il y aurait à déchiffrer, il est aussi ce véhicule de jouissance, rendu patent au travers du néologisme de lalangue.

Ce sont ces mouvements qui accompagnent le changement de modalité de l’interprétation : le déchiffrage laissant peu à peu la place à l’interprétation coupure, usant de la résonance.

« Résonance » : ce terme se trouve à divers endroits. D’abord dans Fonction et champ, dans le titre d’un des sous-chapitres « Les résonances de l’interprétation et le temps du sujet dans la technique psychanalytique » [4], où est visée « cette propriété de la parole de faire entendre ce qu’elle ne dit pas » [5], évoquant la « résonanc[e] sémantiqu[e] » [6]. Mais le terme de résonance, utilisé en 1971 et 1972, comporte l’apport même du travail de F. Ponge, à savoir : l’expulsion du sens des mots. L’effet du langage ne serait pas un effet de signification, mais un effet qui résonne dans le corps.

Comme l’explique Pierre Malengreau, F. Ponge a cherché à ce que les lecteurs rencontrent des « objets, “qui résonnent par leur seule forme” » [7], forme visuelle et sonore. C’est patent dans le texte « Escargots » : « Au contraire des escarbilles qui sont les hôtes des cendres chaudes, les escargots aiment la terre humide. Go on, ils avancent collés à elle de tout leur corps. Ils en emportent, ils en mangent, ils en excrémentent » [8]. Escarbilles, comme excrémenter, font résonner tant l’es de l’es-cargot que la spirale de la coquille. Et le « Go on », écrit en italique, évoque aussi la spirale en o de cet escargot qui se meut. L’escargot est dans la matière des mots, plus que dans un référent extérieur.

Avec F. Ponge, « les mots s’émancipent de la chose qu’ils nomment, […] ils font leur chemin à partir de leur propre épaisseur sémantique » [9]. C’est un langage sans référent, sans point fixe et assuré, un langage qui joue avec les sons et où l’équivoque, les mille et un sens et les surprises de la langue sont possibles ; c’est un langage souhaitable puisque le « langage […] n’est jamais un décalque des choses » [10].

Pénélope Fay

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[1] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 322, note 2.

[2] Lacan J., Discours de Tokyo, 21 avril 1971, inédit. Disponible à https://ecole-lacanienne.net/wp-content/uploads/2016/04/1971-04-21.pdf

[3] Lacan J., Je parle aux murs. Entretiens de la Chapelle de Sainte-Anne, Paris, Seuil, 2011, p. 93.

[4] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », op. cit., p. 289.

[5] Ibid., p. 294-295. Dans son cours « La fuite du sens », Jacques-Alain Miller donne également la définition de la « résonance » : « C’est une propriété de la parole qui consiste à faire entendre ce qu’elle ne dit pas » ; Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. La fuite du sens », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université de Paris 8, cours du 17 janvier 1996, inédit.

[6] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », op. cit., p. 294 : « Nul doute donc que l’analyste ne puisse jouer du pouvoir du symbole en l’évoquant d’une façon calculée dans les résonances sémantiques de ses propos ».

[7] Malengreau P., « “Ce n’est pas avec des idées qu’on fait une psychanalyse” », La Cause du désir, n° 106, octobre 2020, p. 18.

[8] Ponge F., « Escargots », Le Parti pris des choses, Paris, Gallimard, 1967, p. 51.

[9] Malengreau P., L’interprétation à l’œuvre. Lire Lacan avec Ponge, Bruxelles, La Lettre volée, 2017, p. 39.

[10] Lacan J., Discours de Tokyo, op. cit.




Raymond Roussel, le sujet doublé

 

Michel Leiris rapporte cette remarque de Jacques Lacan concernant la poésie de l’écrivain : « Chez Roussel, c’est le procédé et non l’inspiration qui est coercitive. Alors que l’enthousiasme poétique comporte, de la part du poète, une sensation de contact plus intense avec l’univers, la “sensation de gloire” roussellienne est purement narcissique ; elle implique rupture et non intensification du contact » [1]. Une inspiration qui, plus fondamentalement, implique la croyance au Nebenmensch, à ce premier étranger, laquelle différencie névrose et psychose [2].

À l’âge de dix-sept ans, la structure narcissique se révèle à Raymond Roussel dans un rêve délirant, dont il témoigne dans un poème de plusieurs centaines de vers « Mon âme » [3], et qui instaure chez lui la certitude mégalomaniaque qu’il est écrivain. « À cette explosion voisine / De mon génie universel / Je vois le monde qui s’incline / Devant ce nom : Raymond Roussel. » [4]

À quoi serait due cette première crise ?
À la naissance de son neveu Robert le 29 mars 1894, fils de sa sœur qui lui a servi de mère ?
Au décès de son père qui meurt d’une attaque le 6 juillet de la même année ?
À la transformation du corps lié à la puberté [5] ?

Le délire onirique fracture un imaginaire, certes déjà structuré par le double, mais qui avait pour fonction de stabiliser le sujet. Dans le même temps, l’Autre change de nature. Ses imitations musicales soutenues, selon ses professeurs, par un don certain pour le piano, s’adressaient aux proches, familiers, amis, invités. « Spécialement, ce sont les imitations qui font sensation sur son entourage. Il chante à lui tout seul des opérettes ou des opéras entiers interprétant tous les rôles : Manon, Werther, Les contes d’Hoffmann, Orphée aux Enfers, Madame Butterfly, Salambo, Sigurd, Lohengrin, Tannhäuser, il ne chante jamais Faust sans les larmes aux yeux. » [6] Il s’agit d’imitations qui supportaient un rapport au vivant et à l’autre.

Dès lors, c’est le public invisible des lecteurs qui est convoqué. Le délire onirique aura tout soufflé sur son passage, imposant au sujet un effort – démesuré – d’écriture. La note asymptotique, perceptible, mais contenue, dans ces imitations artistiques, laisse alors place à l’identification mégalomaniaque et à la captation du sujet dans le double mortifère des sonorités. 

Durant une période de trois ans, R. Roussel, enfiévré par cette identification forcée [7], écrit puis publie son roman La Doublure, signifiant programmatique, à la fois du destin de l’écrivain comme de celui du sujet. Lorsque soudainement il réalisa, après sa publication, que personne ne se retournait sur son passage, la rencontre avec cet objet regard [8] sonna le gong d’entrée dans la dépression. « La secousse alla jusqu’à provoquer chez moi une sorte de maladie de peau qui se traduisit par une rougeur de tout le corps et ma mère me fit examiner par notre médecin, croyant que j’avais la rougeole. » [9] Ici encore, le revêtement rouge de la maladie tendue sur tout le corps incarne le signifiant programmatique.

La prospection : de la doublure au traitement du doublet

Quatre mois à peine après la parution de La Doublure, R. Roussel publie deux « Chroniquettes », dont la charpente commune est constituée par l’assonance d’un nom propre « M. Turbot » et d’un nom commun « Tricot » ; de même que la seconde, Rose la crémière et rose trémière [10]. Avec François Caradec [11], on note qu’on y voit apparaître sous une forme embryonnaire, ce qui deviendra plus tard le « procédé » avec lequel il comptait traiter les doublets sonores captivants. « Je saigne, dit-il, sur chaque phrase » [12], coercitivité du procédé repérée comme telle par Lacan, en place de celle de l’inspiration forclose.

René Fiori

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[1] Leiris M., Roussel & Co., Paris, Fayard, 1998, p. 111.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1966, p. 67.

[3] Roussel R., « Mon âme », Œuvres I, Mon âme – Poèmes Inachevés – La Doublure – Chroniquettes, Paris, Pauvert, 1994, présenté par Annie Lebrun.

[4] Ibid., p. 63.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 217.

[6] Caradec F., Raymond Roussel, Paris, Fayard, 1997, p. 83.

[7] Cf. Janet P., De l’angoisse à l’extase, Tome 1, Paris, ouvrage publié par la Société Pierre Janet et le laboratoire pathologique de la Sorbonne, avec le concours du CNRS, 1975, p. 115-120.

[8] Au sens lacanien, ici ce trou dans l’Autre qui répond à la visualité de Roussel, est ce qui constitue l’objet regard.

[9] Roussel R., Comment j’ai écrit certains de mes livres, Paris, Pauvert, 1963, p. 29.

[10] Roussel R., « Chroniquettes », Œuvres I, op. cit.

[11] Caradec F., Raymond Roussel, op. cit., p. 54.

[12] Janet F., De l’angoisse à l’extase, op. cit., p. 115.




« Invincible renaissance du mirage de l’identité du sujet »

 

« Invincible renaissance du mirage de l’identité du sujet » [1]

En 2021, Jacques-Alain Miller intéressait un comité d’action de l’École Une à la question woke. Au moment où le débat faisait rage et où philosophes, universitaires et journalistes s’opposaient sur le sujet, il nous invitait, non pas à un réveil [2], mais à un retour à ce qui est au cœur de l’expérience analytique et que le woke fait surgir en creux.

« Le woke face à la psychanalyse » [3] : l’erreur serait de penser que le premier convoque la seconde à une révision. Sans doute faut-il le rappeler encore : la psychanalyse n’a pas attendu le discours woke pour mettre en cause le père. Il suffit de lire le Séminaire VI ; le constat qu’y fit Lacan à propos de Shakespeare donnait déjà le ton : « Hamlet, ce n’est pas simplement une autre édition, un autre tirage, de l’éternel drame, conflit, typique, celui de la lutte du héros contre le père » [4].

Prendre appui sur Hamlet il y a plus de soixante ans, c’était donc déjà pour Lacan, le moment d’un réveil. J’entends par là l’occasion d’en finir avec la père-version et « l’éternelle saga ». There needs no ghost, come from the grave to tell us this, déclare Horatio au prince du Danemark, ce que Lacan interprète pour rappeler qu’en 1958 déjà, sur l’Œdipe, on en savait assez long. Avec Hamlet, Lacan nous fait accéder au S(Ⱥ), le « grand secret de la psychanalyse » [5], et nous indique « qu’il n’y a pas de Nom-du-Père qui puisse répondre définitivement » [6]. Autrement dit, « [i]l n’y a dans l’Autre aucun signifiant qui puisse dans l’occasion répondre de ce que je suis » [7].

La publication cette année du Séminaire XIV a permis de remettre un coup de projecteur sur ce mathème. Dès la quatrième leçon, Lacan nous confie la réponse qu’il fit à celui venu lui demander quel était le lien entre ses écrits : « c’est l’identité du sujet […] pour dire les choses de façon qu’elles résonnent, le point de départ de mes écrits, […] et qui est bien une question profondément discutée tout au long, s’exprime dans cette formule qui vient à tous et qui s’y maintient, je dois le dire, avec une regrettable certitude – Moi, je suis moi » [8].

On en conviendra, le combat identitaire a remis S(Ⱥ) sur le devant de la scène. Au woke qui se tient face à lui, plein de son identité et de lui-même, le psychanalyste rappelle que dans l’Autre, il n’y a pas de « to be » qui tienne pour le sujet. La « conviction » identitaire est « toujours fort dangereuse » car « on y glisse tout de suite, et de la façon la plus naturelle », déclarait Lacan. Avant d’ajouter – et cela sonne presque comme une mise en garde – qu’elle n’est malheureusement pas du seul « privilège des bébés » [9].

France Jaigu

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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La Logique du fantasme, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2023, p. 86.

[2] « Woke » est un terme de l’African American Vernacular English qui signifie « éveillé ». Le militant woke s’estime « éveillé » aux discriminations perdurant dans nos sociétés modernes.

[3] Assef J., Leblanc V., Miller-Rose È., Zapata G., Animateur : Jaigu F., « Le woke face à la psychanalyse », La Cause du désir, n° 112, novembre 2022, p. 41-47.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière / Le Champ freudien, 2013, p. 306.

[5] Ibid., p. 353.

[6] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Donc », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 22 juin 1994, inédit.

[7] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, op. cit., p. 354.

[8] Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La Logique du fantasme, op. cit., p. 76-77.

[9] Ibid., p. 77.




Norme addictive

 

Histoire de langage

« Drogue » est un terme tombé en désuétude, ou presque, alors que s’entendent dans le discours « stupéfiants », « produits », « consommation », « usagers », mots résonnant avec notre époque. Les objets-drogues entrent dans la série des produits de consommation, summum du discours capitaliste qui fait le maître moderne.

De « toxicomanie » qui définissait une pratique stricte (prise d’une substance – le toxique – et une pulsion à y retourner) nous sommes passés à « l’addiction », concept anglo-saxon venant alors gommer les points aigus des consommations prises dans le corps. Historiquement, le grec « pharmakon » permettait de rendre visible la double lecture : un poison et son retournement en un remède. La prise de substance, dans son usage singulier, peut donc se lire comme traitement de ce qui fait trace et produit de jouissance face à la rencontre troumatique pour chaque sujet.

Le « tous addict », slogan actuel, se base davantage sur le comportement en-trop ou en-pas-assez. Le plus de jouir se révèle comme discours contemporain dans une fascination à jouir de tous les gadgets à disposition, « Narcos » faisant série [1]. Comme tous les gadgets, le produit addictif s’envisage comme prolongation de soi et peut faire fonction d’identité. Le tous addict est alors à lire comme discours du « m’être » [2], un m’être addict comme un nom de jouissance qui vient faire auto-nomination, effet du discours capitaliste valorisant la construction de et par soi-même.

Vers la dépénalisation : signe de la dépathologisation ?

Notre modernité note le passage du régime de la loi à celui de la norme. Freud puis Lacan l’ont démontré, l’évaporation du père de la loi amène à une pluralisation des modèles normatifs. C’est donc le surmoi avec ses objets à jouir qui commandent. Nous sommes loin des lois de prohibition des stupéfiants qui ont eu cours au XXe siècle dans le monde occidental et jusqu’en 1970 où, à la réponse pénale, s’ajoutait une réponse médicale.

Actuellement le chemin de la dépénalisation est enclenché. En effet, depuis mi-2020 une simple amende forfaitaire – reconnaissance du délit sur le plan administratif – suffit pour marquer l’interdit quant à la possession de stupéfiants en deçà d’une certaine quantité. Dans les faits, celle-ci s’applique majoritairement sur le cannabis, substance en vogue, dont son dérivé le CBD [3] se veut être un marché fleurissant en France. CBD, Cannabis, etc. : comme l’analyse David Briard, et la clinique nous l’indique, « les effets de la libéralisation du cannabis sont à peine mesurés que […] s’annonce déjà celle de la cocaïne » [4].

La dépénalisation prend attache avec la dépathologisation. Les consommations sont admises, toutes sur le même plan. Processus de déstigmatisation à l’œuvre, l’addiction s’inscrit dans la norme et se veut moins considérée comme pathologie. Prime alors le pousse à jouir des objets-drogues dans une fluidité des jouissances et non plus dans une référence, à la suite d’une prise de substance spécifique, aux effets dans le corps. C’est donc moins le toxique – et ce qu’il recèle dans sa fonction particulière – qui est problématique que la jouissance dans un en-trop, signal de l’excès, qu’il y aurait à ramener dans une norme.

Aurélia Verbecq

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[1] « Narcos », série télévisée américaine de 2015, retraçant l’histoire d’un cartel de drogue en Colombie dans les années soixante-dix, se place dans la lignée de nombreuses séries sur ce sujet, révélant l’engouement du public.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975.

[3] Cbd : Cannabidiol non médical légal à la consommation si contenant -0,3% de THC.

[4] Briard D., « La dépathologisation de la consommation de cocaïne versus ce qui o-père une symptomatisation de la jouissance » in Blog Pipol 11, consultable à https://www.pipol11.eu/2023/06/08/la-depathologisation-de-la-consommation-de-la-cocaine-versus-ce-qui-o-pere-une-symptomatisation-de-la-jouissance-david-briard/




Retour à Freud : La technique psychanalytique n’existe pas

 

En 1953, dans Les Écrits techniques de Freud, Lacan interroge « l’activité de l’analyste. Comment agit-il ? Qu’est-ce qui porte de ce qu’il fait ? » [1], « Qu’est-ce que nous faisons quand nous faisons de l’analyse ? » [2]

En 1910, Freud avance : « une intervention thérapeutique ne peut être menée comme une investigation théorique. […] [L]’expérience nous apporte effectivement chaque jour du nouveau » [3]. « Le psychanalyste sait qu’il travaille avec les forces les plus explosives et qu’il lui faut la même prudence et la même scrupulosité que le chimiste. » [4] C’est du sérieux, le matériel est hétérogène, le praticien y rencontre des obstacles. Freud les interroge et en fera les fondements de sa découverte.

Sous le titre La technique psychanalytique sont regroupés de façon non exhaustive des articles de Freud, où il construit singulièrement sa réflexion quant à la méthode psychanalytique. Freud n’applique pas une méthode déjà là. Ses écrits, que Lacan qualifiera de techniques, témoignent du caractère rigoureux, « unique [et] inaugural, de sa démarche » [5]. De son expérience, il en tire un enseignement qu’il partage.

Freud repère que « chaque psychanalyste ne va qu’aussi loin que le permettent ses propres complexes et résistances internes, et nous réclamons par conséquent qu’il commence son activité par son auto-analyse » [6]. Le psychanalyste fait partie de l’équation.

De sorte que la technique analytique n’existe pas en tant que technique universelle. Pour autant, quelque chose de cet ordre doit pouvoir être épinglé rigoureusement concernant le mode opératoire analytique au cas par cas, dont l’analyste doit rendre compte.

Lacan nous formule cette invitation : « Avant de manier le vocabulaire, il s’agit d’essayer de comprendre, et, à cette fin, de se placer en un lieu d’où les choses s’ordonnent. » [7]

Une invitation à se mettre au travail, à atteindre une place vide d’où peuvent se saisir les choses et à construire un savoir y faire. Depuis Freud, la règle fondamentale de l’analyse est l’association libre sous condition du transfert, qui va donner une certaine forme au matériel et exiger de l’analyste une présence et une « attention » singulières d’où surgira son acte.

Une place à occuper se désigne, d’où peut s’opérer un acte, une conduite de la cure à mener, non à tort et à travers de façon sauvage [8] mais orientée par une éthique inscrite dans le champ de l’expérience et sa variété. Le dispositif analytique est un lien social particulier au sein duquel on peut repérer des petits bougés pour les sujets qui ont décidé de s’adresser à un analyste, à la condition d’une fonction essentielle : le transfert, qui s’y construit et à partir duquel se repèrent les effets de la cure. Mais aussi comme index du lieu d’où intervient l’analyste de par son transfert de travail orienté par et vers la cause analytique.

C’est une pratique qui fait le pari de ce qu’il y a de plus vivant et d’inédit dans cette expérience. Ce qui en constitue son essence et son éthique.

Valérie Bischoff

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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 40.

[2] Ibid., p. 16.

[3] Freud S., « Les chances d’avenir de la thérapie psychanalytique », La Technique psychanalytique, Paris, PUF, Quadrige, 2007, p. 28.

[4] Freud S., « Remarques sur l’amour de transfert », La Technique psychanalytique, op. cit., p. 141.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, op. cit., p. 29.

[6] Freud S., « Les chances d’avenir de la thérapie psychanalytique », op. cit., p. 31.

[7] Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, op. cit., p. 49.

[8] Cf. Freud S., « De la psychanalyse sauvage », La Technique psychanalytique, op. cit., p. 141.




Le petit Hans, une question d’interprétation

 

« Le petit Hans » de Freud [1], et le Séminaire IV sur La relation dobjet [2] de Lacan exposent en quoi l’interprétation est référée au discours qui en permet la lecture. Prenons quelques points cruciaux de la lecture du petit Hans.

Deux interprétations d’un fantasme de séparation

Deux éléments réels apparaissent dans la vie du petit Hans et l’éjectent de sa position imaginaire à l’égard de sa mère : son pénis se met à remuer, et sa petite sœur Hanna est née. Lacan nomme ce moment, le « point d’impasse » [3]. C’est un moment crucial où la signification de ce que Hans était dans le monde vacille. Il était celui qui comblait imaginairement sa mère, il ne l’est plus. À ce point d’impossible, repérable par l’angoisse, Freud et le père interprètent que Hans redoute d’être séparé de sa mère par son père. Mais c’est sans compter sur la rectification de Hans !

Le père : « Serait-ce par exemple parce que tu ne pourrais pas revenir ? » [4]
Hans : « Oh, pas du tout, […] je sais très bien où jhabite, je saurais toujours le dire et on me ramènerait. Je reviendrais peut-être même avec la voiture. » [5]

Lacan fait une lecture précise de ce point : « il est sûr, et presque trop sûr, de pouvoir revenir » [6], et il nous avertit de ne pas lire ce que l’on veut, à savoir interpréter cela comme la peur d’être séparé de sa mère. Il s’agit de tout à fait autre chose. Hans pense qu’il ne peut plus satisfaire sa mère, qui refuse le pénis qu’il lui offre en le traitant de « cochonnerie ». Elle s’intéresse par ailleurs à Hanna. Ne pouvant plus satisfaire sa mère, c’est du risque d’être englouti, emporté, dévoré par elle dont il s’agit. Lacan construit cela à partir de ce que Hans dit et répète de sa peur d’être embarqué, emporté par divers éléments (chevaux, chariots …).

Deux interprétations d’un fantasme de transgression

Il s’agit de celui où Hans imagine passer sous la corde et être emmené par le gardien du parc. On pourrait référer le gardien à l’interdit et l’interpréter comme la punition qu’engendrerait une transgression : aller vers la mère. Lacan propose de savoir lire ce que dit Hans : il va passer avec le père sous la corde, et ils vont être emmenés tous les deux par le gardien. Du dire rapporté par Freud : « J’étais avec toi à Schönbrunn voir les moutons, alors nous nous sommes glissés sous la corde, et alors nous l’avons dit à l’agent à l’entrée du jardin, et il nous a empoignés [zusammengepackt]. » [7] Lacan prélève « zusammengepackt » [8], « zusammen » qui signifie « ensemble ». Il s’agit donc d’être embarqués ensemble avec le père, empaquetés ensemble. 

D’un côté l’interprétation freudienne – il a peur du père, de l’autre Lacan souligne que Hans sollicite le père, afin de trouver un repère, une limite, une nouvelle signification à sa position dans le monde qui vacille par l’introduction d’une jouissance dont il ne sait que faire.

Le « grand dialogue » [9] d’avril, comme le nomme Lacan, où Hans interpelle son père, en est un témoignage clair :
Le père : « Pourquoi donc est-ce que je gronde au juste ? »
Hans : « Parce que tu t’emportes. »
Le père : « Mais ce n’est pas vrai»
Hans : « Oui, c’est vrai, tu t’emportes, je le sais, c’est forcément vrai. »[10]

Lacan montre le travail acharné de Hans dont la fonction est de viser à pallier à son vacillement dans le monde par l’appel au père. Prendre comme point d’appui le sens œdipien ou bien l’impossible qu’est le réel de l’ex-sistence ou le réel du sexuel n’oriente pas l’interprétation de la même manière. Hans et Lacan nous donnent ici une leçon inédite sur l’interprétation.

Valérie Morweiser

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[1] Freud S., Cinq Psychanalyses, Paris, PUF, 2015.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La Relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994.

[3] Ibid., p. 327.

[4] Ibid., p. 313.

[5] Ibid.

[6] Ibid., p. 319.

[7] Freud S., Cinq Psychanalyses, op. cit., p. 186.

[8] Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La Relation d’objet, op. cit., p. 325.

[9] Ibid., p. 389.

[10] Freud S., Cinq Psychanalyses, op. cit., p. 225.




Évidence de la monstration

 

« Lorsque nous lisons un livre, il nous faut du temps pour faire connaissance avec lui. Nous n’avons pas d’organe physique (comparable à l’œil […]) qui saisisse d’emblée l’ensemble et puisse ensuite apprécier les détails. Mais à la deuxième, à la troisième ou à la quatrième lecture, nous pouvons […] nous comporter à l’égard d’un livre de la même manière qu’à l’égard d’un tableau. »[1]

L’ouvrage de Anne Colombel-Plouzennec, Lacan et les nœuds. Corps vivant, corps jouissant, corps parlant[2] se lit, se relit, et se relit encore. L’autrice nous aide à tracer notre chemin dans le « trajet de Lacan avec les nœuds »[3], cette traversée du sujet de l’inconscient au parlêtre. Cet écrit, issu de sa thèse de doctorat, permet de comprendre que si, à l’ère du parlêtre « il n’y a pas de rapport entre le langage et la jouissance, le symbolique et le réel » [4], cette béance est ce à partir de quoi « il y a quelque chose. Quoi ? Yad’lun. Il y a, pour tout un chacun, l’Un, soit un signifiant comme lettre et une jouissance de la vie » [5].

Lacan avec les nœuds et la topologie, c’est le passage de « l’ontologie à l’hénologie, du sujet du signifiant au sujet comme réel, soit au parlêtre […], du symptôme au sinthome » [6] en focalisant le parcours analytique sur le rapport du parlêtre à la jouissance. « [L]e S1 devient prévalent » [7], les nœuds incontournables et des concepts se précisent en s’articulant : concept de trou articulé au symbolique, celui d’ex-sistence au réel et de consistance à l’imaginaire.

Ce parcours demande de reprendre acte qu’avec la topologie, à la différence de la géométrie euclidienne qui permet « de situer un objet et ses déplacements dans l’espace […] [il s’agit de] décrire, compte-tenu de l’invariance de l’objet, l’espace lui-même » [8]. Cet ouvrage invite à nommer juste et à reclarifier ce qu’est un nœud – trivial ou non –, un entrelacs brunien, une chaîne, une mise à plat, un trou, une consistance, l’ex-sistence… et à sortir de la dimension sphérique et de l’espace géométrique euclidien. L’effort vaut les découvertes et les clarifications !

Mais à la lecture de l’ouvrage, ce qui m’a sauté aux yeux, m’est devenu évident – au sens souhaité par Nabokov –, c’est la dimension de monstration que constituent les nœuds. À distinguer de la démonstration.

La démonstration articule logiquement des éléments sous la forme d’un raisonnement qui produit une conséquence indubitable, qui fait vérité. Elle mobilise les registres de l’imaginaire et du signifiant. Mais toute tentative de transmettre ou de démontrer ce qui relèverait du corps vivant, corps jouissant, corps parlant se heurte à un point de butée, le « point d’exclusion du réel » [9]. La seule issue consiste à ne plus « faire comprendre, mais […] rendre sensible » [10].

La fonction de la lettre « qui a trait au réel autant qu’au symbolique » [11] a été une première réponse de Lacan. Les nœuds, en tant que mise à plat, sont « aussi une écriture » [12]. Toutefois, à prendre cette mise à plat, ces dessins et ronds, du côté de la métaphore, de la modélisation, l’imaginaire reste présent ; Lacan parle de « rechute » [13]. Les nœuds ne sont pas du côté de la démonstration, mais du côté du réel et en sont une présentation sensible. La dimension de monstration est une réponse à la limite qu’induisait la démonstration. Comme le rappelle l’autrice, l’assertion 7 et 6.522 du Tractatus Philosophique de Wittgenstein éclairent le choix de Lacan : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence » [14] et « Il y a assurément de l’indicible. Il se montre » [15]. C’est ce que Lacan énonce : « J’ai été amené à la monstration de ce nœud alors que ce que je cherchais, c’était une démonstration d’un faire, le faire du discours analytique » [16].

La topologie ainsi prise en compte permet de considérer la clinique autrement, nous menant, comme l’indiquent Hervé Castanet et Philippe De Georges [17], à plus finement repérer comment se nouent les registres R, S, I, comment s’arrangent les chaînes, borroméennement ou non, à trois ou plus, comment s’articulent les « trois Un que sont le réel, le symbolique et l’imaginaire » [18].

On conclura avec l’autrice « Voilà qui s’avère enthousiasmant » [19]. Même si elle nous rappelle – constat personnel – qu’il faut y mettre la main et accepter de s’y embrouiller.

À relire encore [20] !

Marie-Claude Lacroix

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[1] Nabokov V., « Bons lecteurs et bons écrivains », Littératures I, Paris, Fayard, 1983, p. 42.

[2] Colombel-Plouzennec A., Lacan et les nœuds. Corps vivant, corps jouissant, corps parlant, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 2023.

[3] Ibid., p. 151.

[4] Ibid., p. 8.

[5] Ibid.

[6] Ibid., p. 151.

[7] Ibid.

[8] Granon-Lafont J., La Topologie ordinaire de Jacques Lacan, Paris, Point Hors Ligne, 1986, p. 14.

[9] Colombel-Plouzennec A., Lacan et les nœuds. Corps vivant, corps jouissant, corps parlant, op. cit., p. 156.

[10] Ibid.

[11] Ibid.

[12] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 19 mars 1974, inédit.

[13] Ibid.

[14] Wittgenstein L., Tractatus Logico-philosophicus, Paris, Gallimard, 1993, p. 112, consultable en ligne.

[15] Ibid.

[16] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 11 mars 1975, Ornicar ?, n° 5, p. 17.

[17] Cf. Colombel-Plouzennec A., Lacan et les nœuds. Corps vivant, corps jouissant, corps parlant, op. cit., p. 158.

[18] Ibid., p. 159.

[19] Ibid.

[20] Et à venir écouter : le 30 novembre l’autrice participera à une Soirée bibliothèque au local de l’ACF à Bruxelles !  




Quand l’origine éclaire la clinique contemporaine

 

Le nouveau livre de François Ansermet intitulé L’origine à venir [1] reprend le thème de l’origine cher à l’auteur. Ce thème avait fait l’objet d’un de ses précédents ouvrages sous le titre de Clinique de l’origine. C’est pour le moins original d’aborder l’origine comme boussole dans la clinique. Il est vrai qu’il est bien plus courant de voir cette question de l’origine au firmament des discours religieux qui, de toujours, inscrivent l’origine de l’homme et son corollaire – le destin – dans un dessein divin, mode interprétatif possible du nouage du langage et du vivant.

La psychanalyse freudienne s’est aussi penchée sur l’origine à partir de la clinique de l’enfant en pointant que la fameuse question d’où viennent les enfants ? ouvrait à la construction de théories sexuelles infantiles qui écartent ainsi le sexe de la procréation. L’auteur nous rappelle que le recours à la fiction marque que « l’origine est barrée par l’amnésie infantile » [2]. Ce livre nous offre aussi, au plus près de la pratique analytique, un regard, une réflexion qui nous éclaire sur la question contemporaine du sexuel, de la transition de genre au-delà de positions dogmatiques que l’auteur expose par ailleurs avec clarté. En ce sens, ce livre est d’une grande actualité.

Dès son premier chapitre « Les énigmes de l’origine » [3], l’auteur note que ce que signifie venir au monde pour l’être humain se heurte à quelque chose d’inassimilable, à un manque de représentation. Si l’auteur accorde une place centrale à l’enfant, c’est bien parce que, dit-il : « [il] implique l’énigme » [4], celle de sa naissance, celle de l’assomption de sa sexuation. Nous pouvons suivre dans l’ouvrage les linéaments de cette énigme qui a, de fait, pris de nouvelles formes dans le champ de la procréation, de la transition de genre, en rebattant de façon irréversible les cartes de l’idéal de nature sous les effets du discours de la science et de la biotechnologie médicale.

L’apport majeur du travail de F. Ansermet est de dépasser d’emblée les attaches signifiantes communes du terme même d’origine pour lui donner l’empan du réel. Situer l’origine dans le réel au même titre que le sexuel et la mort, c’est dire que nul n’y échappe, mais c’est pour avancer aussitôt, indique l’auteur, que c’est donc une affaire de sujet. C’est pourquoi F. Ansermet donne au lecteur à entendre que tout processus de sexuation se fonde de la position de sujet, qu’il s’appuie sur la contingence d’un donné anatomique dans les cas d’intersexe, que cela concerne les dysphories de genre ou encore le déni de grossesse. Affaire de sujet, c’est alors, pour l’auteur, faire place à l’inattendu de la vie qui décale des prédictions, du prêt-à-penser des discours communs et des débats qu’ils suscitent. En effet, comme l’écrit F. Ansermet, à l’ère de l’autodétermination genrée, que l’on soit ou non trans-affirmatif par exemple, « on se retrouve face aux mêmes points de butée : ces butées logiques propres aux limites du logos » [5]. Pour autant, il incombe au psychanalyste, ajoute l’auteur, de connaître les enjeux et les tensions en jeu dans les débats actuels. Cet ouvrage joue ce rôle pour le lecteur grâce à la richesse des sources convoquées.

Tout l’intérêt de ce livre est d’inscrire la clinique des sujets contemporains qui sont en prises avec les enjeux actuels de la question de l’origine et qui en reconfigurent les énigmes.

Avec précision, F. Ansermet nous démontre que, si le praticien fait place à la façon dont chacun a à inventer son être sexué, sa sexualité, l’origine est alors toujours à venir comme l’indique le titre de son livre. Il fait en outre valoir que l’analyste aura chance de se situer faces à ces nouvelles demandes s’il saisit qu’elles sont au fond des butées qui « se traduisent dans une série d’inévitables malentendus » [6].

Sans conclure sur ce thème, l’auteur fait ainsi l’éloge de la contingence et de la surprise pour pouvoir, dans des moments cruciaux de l’existence d’un sujet, lui permettre de se défaire de la férule de l’origine. Il y a une voie à suivre, ponctue F. Ansermet : « comme l’a dit Lacan, l’exploit de la psychanalyse, “c’est d’exploiter le malentendu”. » [7]

Martine Versel

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[1] Ansermet F., L’Origine à venir, Paris, Éditions Odile Jacob, 2023.

[2] Ibid., p. 18.

[3] Ibid., p. 19-71.

[4] Ibid., p. 19.

[5] Ibid., p. 115.

[6] Ibid., p. 119.

[7] Ibid. F. Ansermet cite Lacan dans « Le malentendu », Ornicar ?, n° 22/23, printemps 1981, p. 12.