Avatars des identifications

 

« Identifications et avatars vont de pair » [1], indique Gil Caroz dès le début de la présentation de la Journée Uforca 2023.
Une identification peut chuter, peut se transformer, varier, mais elle est toujours corrélée à une jouissance. Gil Caroz note justement que « signifiant et jouissance sont deux éléments hétérogènes » [2], la corrélation de deux éléments hétérogènes ne pouvant qu’entrainer des avatars.
L’instabilité identificatoire résulte de nos jours de la chute du signifiant du Nom-du-Père en place de signifiant maître.

Le sujet est donc face à un choix démultiplié de signifiants pour tenter de trouver une identification stable. Le dico contemporain, donné par Jacques-Alain Miller en 2022 : « je suis ce que je dis » renvoie bien à cette efflorescence identificatoire, détachée d’un ancrage dans le corps. L’identification au signifiant du Nom-du-Père ancrait le sujet, soumis à la castration, dans un corps phallicisé. Les temps ont changé, les identifications multiples délestées du corps comme Autre, autorisent le sujet à toutes les transitions.

Dans Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, Lacan évoque cette distinction à propos du transsexualisme et il énonce que « c’est en tant que signifiant que le transsexualiste n’en veut plus [du phallus], et non pas en tant qu’organe. » [3] Il ajoute « Le transsexualiste ne veut plus être signifié phallus par le discours sexuel » [4].
Il pense résoudre cette difficulté par un passage au réel, un genre nouveau, un corps à sa mesure. Il croit pouvoir dissocier le signifiant et la jouissance, c’est son erreur.

Le film de Pedro Almodovar, La piel que habito, démontre avec brio ce qu’est cette erreur.

Vicente, victime de la vengeance d’un chirurgien « déterminé » est pris en otage et se réveille Véra, transformé en femme, avec un corps de femme, un sexe de femme. Vera apprivoise peu à peu cette nouvelle image, elle tombe amoureuse de son bourreau, qu’elle finit par tuer quand elle tombe par hasard sur une photo de l’homme qu’elle était avant. Au cours du film Vera est de plus en plus identifiée à son nouveau genre. Mais le bouclage du film, son point de capiton, s’entend dans la courte phrase que Vera dit à sa mère qui ne peut la reconnaitre. Elle arrive chez sa mère, revêtue des semblants de la féminité, jolie robe et maquillage et lui dit après un long temps de silence : « Soy Vicente. »
Elle est Vicente, de toujours pour toujours, à jamais dans la peau d’une autre, revêtue de son enveloppe féminine.

Ce film, remarquable, prouve, par extension, que pour un homme « en transition », dire « je suis une femme », ne suffit pas à ce qu’il le devienne.
Ce film préfigure le nouveau dico de ce siècle débutant, apporté par Jacques-Alain Miller en 2022 : « je suis ce que je dis » qu’Almodovar anticipe avec précision et justesse. Il pointe l’erreur que Vicente ne peut pas faire, mais qu’il démontre : le refus d’articuler le signifiant phallique et la jouissance du corps.

Les sujets « en transition » veulent une nouvelle identité de genre avec une volonté d’avoir, dans le réel, un corps qui s’accorde à cette identité.
De ce fait ils se construisent un nouveau corps dans le réel, répondant au signifiant identitaire de genre qu’ils se sont choisis, commettant l’erreur de croire qu’ils peuvent faire fi de la jouissance attachée, de toujours, à ce corps.
Des effets, en particulier dépressifs s’en suivent fréquemment.

Jean-Pierre Deffieux

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[1] Caroz G., « Avatars des identifications », argument du colloque Uforca 2023, Ironik-55, disponible sur internet : https://www.lacan-universite.fr/avatars-des-identifications-argument-du-colloque-uforca-2023-en-visio-conference/

[2] Ibid.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 17.

[4] Ibid.

 




Les avatars de l’être

 

« Ni vous sans moi ni moi sans vous. » [1] Ce vers, extrait d’un poème courtois, dit la dépendance du moi à l’autre dans la relation amoureuse, et, au-delà du partenaire, la dépendance du moi à l’Autre.

Moi et l’Autre

En effet le moi est comme une coquille vide qui peut se remplir de l’un ou de l’autre, indifféremment. C’est pourquoi le moi pose immanquablement la question de l’être, il suppose d’être reconnu par l’Autre. Or, parce que le sujet divisé se définit par son manque-à-être, il est en défaut d’identité, et va chercher au champ de l’Autre une identification supposée lui donner une consistance d’être. Il s’agit donc, dans cette perspective, d’une récupération signifiante qui arrime l’être de l’un à l’Autre et régule le rapport avec chacun, sur le mode de la binarité, de la complémentarité plus ou moins apaisée. À partir du binôme homme/femme, d’autres se déclinent : parent/enfant, croyant/athée, allié/ennemi, etc. Certes, le moi, dans sa prise imaginaire, est source de méconnaissance : « à savoir que par le moi le sujet se pense, se voit, se croit autre qu’il n’est. » [2] Mais, tant que l’Autre, incarné par le Nom-du-Père, ordonnait symboliquement le rapport de l’un à l’autre, le sujet pouvait trouver une certaine assise identificatoire, à condition d’ignorer l’inconscient qui le rend étranger à lui-même et de faire fi du réel de la jouissance. Ainsi s’entend comment la déconsistance actuelle de l’Autre peut avoir un effet de déliquescence sur les identifications.

Moi sans Autre

Conséquence de la chute du Nom-du-Père : la déliaison des binaires ouvre à l’affrontement de singularités désassorties qui revendiquent l’affirmation d’une identité d’être spécifique. La multiplication des genres (LGBTQIA+) en est un exemple paradigmatique : elle construit un universel subdivisé en catégories, qui rompt avec le binarisme homme/femme. Les identifications qui s’en déclinent s’appuient sur une assertion signifiante : « je suis x ». Cette extension du champ des possibles s’inscrit sur le mode de l’illimité, elle prétend réduire, pour chaque un, l’écart, la discordance entre le moi et l’être. Mais l’imaginaire et le symbolique ne suffisent pas à rendre compte de la singularité des êtres parlants.

Au-delà du moi, le réel

Jacques-Alain Miller [3] relativise cette quête ontologique qui relève de la fiction, de la vérité menteuse, car il y a un envers de la récupération signifiante : l’identification masque la jouissance toujours à l’œuvre, par le truchement de l’objet a, qui ne saurait se perdre puisqu’elle ne se laisse pas négativer. Le caractère constant et insistant de cette jouissance donne les coordonnées singulières du parlêtre, elle indique comment il prend corps dans le monde et les modalités de son rapport aux autres.

Ainsi, sous l’habit phallique, qui masque, obture la faille du sujet, mais qui est aussi une modalité de défense contre la jouissance envahissante, se trouve le réel de la jouissance qui agite les corps. Le néologisme de Lacan souir [4] épingle ce qui fait l’être de chacun ; il nous renvoie, non pas à la conscience de soi, mais à la jouissance du corps, d’où l’on peut déduire que l’Autre du parlêtre qui arrime son être, c’est le corps ordonné par sa jouissance propre. C’est dire qu’aucune identification ne saurait satisfaire la pulsion, si ce n’est à corréler l’être et la jouissance et non l’être et le symbolique. Mais ça, c’est tout le trajet d’une analyse.

Sylvie Berkane-Goumet

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[1] Cf. Marie de France, « Lai du chèvrefeuille », Poésies de Marie de France, texte établi par J.-B-B. de Roquefort, Paris, Chasseriau, 1820, p. 395. Disponible sur internet : https://fr.wikisource.org/wiki/Po%C3%A9sies_de_Marie_de_France_(Roquefort)/Lai_du_Ch%C3%A8vrefeuille

[2] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Donc », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 19 janvier 1994, inédit.

[3] Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 25 mai 2011, inédit.

[4] Cf. Lacan J., « La Troisième » in Lacan J., La Troisième & Miller J.-A., Théorie de lalangue, Paris, Navarin, 2021, p. 8-9.




De l’angoisse au désir

 

De la jouissance au désir, Jacques-Alain Miller repère dans le Séminaire L’Angoisse deux circuits, celui de l’amour et celui de l’angoisse. Le premier, il l’extrait de l’aphorisme de Lacan : « Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir » [1].

Le deuxième circuit en passe par l’angoisse, nous dit-il, ce trajet ne se laisse pas leurrer par le mirage de l’amour qui peut faire croire à une harmonie sans faille entre deux partenaires. L’angoisse est ici médiane entre jouissance et désir, elle transforme la jouissance en objet cause du désir.

Le dernier spectacle d’Angélica Liddell [2] met en scène cette mutation de la jouissance en objet cause.

Liebestod – mort d’amour – situe le spectateur dans une zone ambiguë où l’amour se décline, d’une part, comme faisant croire au rapport sexuel et, d’autre part, comme un inconciliable, un désaccord radical où son horizon est la mort.

Son spectacle est éblouissant, horripilant, insupportable, crispant. On retient sa respiration, on est exposé au regard, aux mots, aux sons, à la lumière, à l’angoisse qu’elle suscite sur scène.

Les premiers tableaux sont néanmoins beaux. Un homme immense, une longue barbe noire, à moitié nu sur scène. Dans sa main, cinq laisses. Au bout des laisses, de beaux chats vivants. On pense à un tableau de Félicien Rops. Ensuite, une sculpture d’un bleu kleinien qui semble tomber du ciel et que l’homme – le même – enlace.

Le tout sur un fond jaune, ocre, éclatant, sans ombre, lumière crue des arènes sous le soleil de midi.

Ensuite, Angélica s’avance, seule sur scène, elle parle de sa solitude, de sa recherche de l’amour, de son exclusion du monde, de l’impossible du lien social, elle parle sans discontinuer, elle parle et pendant qu’elle parle, elle se scarifie ; le sang surgit, rouge, il coule lentement, il ruisselle, il perle sur ses mains, son visage, ses jambes.

Un homme, un torero, Juan Belmonte, a bravé la mort à chacune de ses corridas. Angélica l’incarne, elle dialogue alors avec un taureau. Mais est-ce un dialogue ? Pas sûr ! Elle s’adresse à ce taureau en un monologue époustouflant, elle dit son désir de vivre, son désir de mort, elle est elle et elle est le taureau, elle crie, elle hurle, elle éructe.

Les mots commencent à gicler comme le sang, ils font moins sens que matière, ils font bruit, ils s’entrechoquent, ils se disent avec force, violence, douceur, amour. Sa parole est fracassante, rocailleuse, tonitruante, soufflée.

Durant ce long dialogue/monologue, les mots percutent le corps comme des flèches visuelles, sonores, insoutenables.

La langue d’Angélica est terrible, elle maudit les semblants, elle maudit le public comme les artistes, elle se maudit elle-même.

Son désir d’amour est aussi désir de mort.

Elle cherche l’amour qui se crie et qui s’écrit sur les murs, sur les planches. L’amour qui se frotte à son contraire comme la vie et ne s’éprouve que dans son rapport à la mort.

Elle sait que derrière le beau se cèle l’immonde, elle le dit, elle le crie, elle renonce à tous les semblants.

L’expérience est cathartique, la dernière scène est d’une beauté étrange. Submergée par la musique de Wagner, elle danse avec un homme noir superbe, comme si, envers et contre tout ce qui s’est succédé pendant deux heures, face à l’objet qui indexe l’angoisse, face à l’opacité du réel, il ne reste que le désir, reliquat du Liebestod.

« Sur la voie qui condescend à mon désir, écrit Lacan, ce que l’Autre veut, […] même s’il ne sait pas du tout ce qu’il veut, c’est pourtant nécessairement mon angoisse » [3].

Angélica le démontre de façon sensationnelle.

Bruno de Halleux

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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 209.

[2] Une artiste espagnole, metteuse en scène et performeuse.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, op. cit., p. 211.




Bonjour angoisse

 

Dans notre « civilisation de la haine » [1] , ainsi nommée par Lacan dans son premier séminaire, le bonheur est devenu un signifiant-maître auquel les sujets doivent se plier : Consommez, Jouissez, Que du bonheur ! Mais, peut-on ajouter, Bonjour l’angoisse ! À notre époque de « libération de la jouissance » [2], ce sont les impératifs de bien-être qui font autorité, relayés par les influenceurs marketing et la voix du surmoi qui incarne « l’impératif de la jouissance » [3] et implique de « céder sur son désir » [4] .

Jacques-Alain Miller précise que « Freud dit que l’angoisse est liée à la perte de l’objet, alors que Lacan dit qu’elle surgit quand le manque vient à manquer, c’est-à-dire […] quand il y a trop d’objets » [5]. Les objets plus-de-jouir en toc [6] « font désormais partie intégrante du malaise dans notre civilisation » [7], écrit Daniel Roy dans l’argument du colloque. Sur internet où règne la pulsion scopique, il n’y a jamais de vide, mais un trop-plein de jouissance. L’égout, marqueur de la civilisation [8], se double aujourd’hui d’un tout-à-l’écran où se déchaînent les pulsions et où se manifeste l’angoisse, signalant la mise en fonction des objets a [9].

Les sujets, déboussolés par ce trop de jouissance et qui ne veulent rien savoir du manque, rencontrent l’angoisse lorsque se manifeste le désir de l’Autre [10], virtuellement et plus encore lorsque les corps sont en présence.

Le congrès interrogera les modalités de l’irruption de l’angoisse ainsi que la diversité de ses formes cliniques qui mettent en jeu le corps parlant et jouissant : addictions, troubles alimentaires, phobies, attaques de panique, harcèlements… Il se fera aussi l’écho des modalités actuelles du malaise : asservissement par les objets plus-de-jouir, tyrannie du surmoi, haines et insultes dévastatrices, féminicides, fake-news, théories du complot, mais aussi proximité du réel de la guerre et des catastrophes climatiques, ce cauchemar qui réveille l’angoisse et aussi la jouissance du spectacle de la pulsion de mort en marche. « Là où ça devient drôle », notait Lacan il y a un demi-siècle, c’est « seulement quand les savants eux-mêmes sont saisis […] d’une angoisse. Ça c’est instructif » [11]. Aujourd’hui, l’angoisse n’épargne pas les scientifiques de l’Intelligence Artificielle, lancés dans une course effrénée au développement d’outils dont ils prédisent que la maîtrise leur échappera.

L’angoisse, qui est un « terme intermédiaire entre la jouissance et le désir » [12], est accueillie par le psychanalyste. Les cas cliniques exposés par les analystes de la NLS montreront comment elle permet d’isoler les objets de jouissance et peut ainsi être désactivée, pour qu’une fois « franchie l’angoisse […], le désir se constitue » [13].

Frank Rollier

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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 306.

[2] Miller J.-A., « Une fantaisie », Mental, n° 15, février 2005, p. 19.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 10.

[4] Miller J.-A., « Jouer sa partie », La Cause du désir, n° 105, juin 2020, p. 23. « L’éthique du surmoi est une thérapeutique ayant pour principe ce que nous pouvons traduire par céder sur son désir. »

[5] Miller J.-A., « Introduction à la lecture du séminaire L’Angoisse de J. Lacan », La Cause freudienne, n° 59, janvier 2005, p. 79-80.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 93.

[7] Roy D., « Malaise et angoisse dans la clinique et dans la civilisation ». Une introduction au congrès NLS 2023. Disponible sur internet : https://www.amp-nls.org/fr/nls-messager/congres-nls-2023-malaise-et-angoisse-dans-la-clinique-et-dans-le-civilisation/

[8] Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 11. « La civilisation, […] c’est l’égout. »

[9] Lacan, J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 102. « il [l’objet a] ne fonctionne qu’en corrélation avec l’angoisse. »

[10] Ibid., p. 323. « L’angoisse gît dans le rapport fondamental du sujet à ce que j’ai appelé jusqu’ici le désir de l’Autre. »

[11] Lacan J., « La Troisième », in Lacan J., La Troisième & Miller J.-A., Théorie de la langue, Paris, Navarin éditeur, 2021, p. 23.

[12] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, op. cit., p. 204.

[13] Ibid., p. 205.




Proposition de loi sur la fin de vie : Réflexions d’éthique lacanienne

 

La proposition de loi 3755 vise à permettre à chacun de choisir sa fin de vie. Elle affirme le libre choix de sa fin de vie à toute personne majeure et capable qui se trouve dans une situation d’affection accidentelle ou pathologique avérée, grave, incurable et/ou à tendance invalidante et incurable, lui infligeant une souffrance physique ou psychique qu’elle juge incompatible avec sa dignité, y compris, et c’est l’une des nouveautés de cette proposition de loi, « en l’absence de diagnostic de décès à brève échéance ». Si, depuis la fin des années 1970, plusieurs propositions de loi relatives à un droit de mourir ont été enregistrées au Parlement, elles n’avaient jusque-là jamais abouti [1], laissant le suicide et l’euthanasie étrangères au droit français.

L’éthique consiste à se demander ce qui nécessite une loi, soit ce qui lie une loi à la structure du désir [2]. La loi sur la fin de vie encadre les pratiques en matière de choix de la fin de vie. Elle s’oppose au désir de mort inconscient que le Rubicon de la loi symbolique « tu ne tueras point », lieu de convergence entre la loi biblique et les droits de l’homme, est déjà censé contrer. Il existe chez chacun un vœu de mort inconscient à l’égard du prochain – il n’épargne pas d’ailleurs ceux qui ont vocation à soigner –, ou chez certains sujets à l’égard d’eux-mêmes, ce qui les conduit à préférer la mort à la vie. Tel l’acte suicidaire qui incarne « l’insuffisance spécifique de la vitalité humaine » [3] du sujet mélancolique. Le rapport à la vie et à la mort est central dans la vie humaine. Il ne saurait se penser sans prendre en compte l’inconscient syntone à l’esprit du temps. Et pas davantage sans considérer que la vie perd fortement de son intérêt dès l’instant où, dans les jeux de la vie, on n’a pas le droit de risquer la mise suprême, c’est-à-dire la vie elle-même [4].

La loi change parce que l’Autre change. Elle s’inscrit dans un moment marqué par la médicalisation de l’existence, et où les possibilités technoscientifiques ne cessent de s’étendre, nourrissant le mirage d’immortalité qui avait fait dire à Lacan que la mort est du domaine de la foi. Cette proposition de loi survient alors que la médecine se confond toujours plus avec les sciences du vivant, réduisant la vie à la dimension biologique des corps. La pandémie de Covid 19 a d’ailleurs mis en évidence la place grandissante du biopouvoir dans la gestion de nos vies. En contrepoint, cette loi va dans le sens de l’assomption de l’autodétermination qui caractérise l’atmosphère mentale de notre époque, donnant l’illusion d’un pouvoir grandissant sur la vie et la mort des corps humains.

Ce projet de loi est étrangement motivé par le taux alarmant de suicide des personnes âgées en EHPAD, qui est le plus élevé d’Europe. Si l’on ne peut que se réjouir de l’inscription dans la loi de l’accès universel aux soins palliatifs, dont les professionnels de santé ne cessent de dénoncer l’état de carence généralisée depuis de nombreuses années [5], est-ce la seule solution à la souffrance majeure de nos aînés ? La question prend une valeur d’autant plus éthique qu’on assiste dans le même temps à la réduction drastique des lits en psychiatrie susceptibles d’accueillir ceux pour lesquels la vie est insupportable. Quant aux repères épistémologiques et cliniques freudiens propres à diagnostiquer la souffrance psychique, ils sont mis à mal par la disparition de l’hypothèse de la causalité psychique et des pratiques de parole dans les services de soin. Et ce, alors que le désir de vivre n’a rien de naturel, qu’il prend racine dans la façon dont le sujet s’est inscrit dans le langage, et qu’il dépend du lien à l’autre et de la possibilité de parler de ce qui nous arrive.

Il faut entendre aujourd’hui l’alerte des soignants entre les mains desquels la loi remet l’aide active à mourir. Ces pratiques ne peuvent se passer de l’éthique analytique qui consiste à identifier le désir à l’origine de notre action.

Caroline Doucet

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[1] Cf. Hennette Vauchez S. & Roman D., Droits de l’homme et libertés fondamentales, Paris, Dalloz, 2020, p. 542.

[2] Cf. Alberti C., « Le principe de la loi primordiale. Ce qu’il s’agit de tenir fermement à propos de l’inceste », Lacan Quotidien, n° 931, juin 2021, consultable à https://lacanquotidien.fr/blog/wp-content/uploads/2021/06/LQ-931.pdf

[3] Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 81.

[4] Cf. Freud S., « Considérations actuelles sur la guerre et la mort », Essais de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1981, p. 28.

[5] Cf. Nau J.-Y., « Soins palliatifs : état de carence généralisée », Le Monde, 25 mars 2008, consultable à https://www.lemonde.fr/societe/article/2008/03/25/soins-palliatifs-etat-de-carence-generalisee_1027110_3224.html




Choisir sa mort ?

 

Plusieurs pays ont introduit légalement le droit à une « aide médicale à mourir », sous la forme de l’euthanasie ou du suicide assisté, dans les situations de maladies somatiques graves et incurables, certains l’ayant ensuite élargi aux pathologies psychiatriques. Dans les législations existantes, cette « aide » répond à une demande du malade éprouvant une souffrance (physique ou psychique) insupportable et durable malgré les traitements mis en œuvre. Il s’agit d’une affaire de parole et de transfert, dimensions qui sont éludées dans une logique où la demande est considérée comme l’expression univoque de la volonté d’un individu sachant ce qu’il dit et disant ce qu’il veut.

En France, la loi Claeys-Leonetti [1] permet notamment la mise en œuvre d’une « sédation profonde et continue jusqu’au décès » [2] à la demande du patient lorsque le pronostic vital est engagé à court terme et qu’il présente « une souffrance réfractaire aux traitements » [3]. L’opinion publique, des politiques et des associations militantes poussent à aller plus loin, et un projet de loi sera prochainement présenté.

« Vous voulez maitriser votre fin de vie ? C’est votre droit ! » [4] peut-on lire sur le site de l’ADMD [5] qui milite pour cette « ultime liberté » [6] consistant en ce que « chacun puisse, à sa stricte demande, bénéficier d’une mort consentie, sereine et digne » [7], afin d’« humaniser les circonstances de fin de vie » [8].

Dans la civilisation de la performance, du bien-être, et des egos revendiquant une liberté sans limites, la « bonne mort »  [9] prend la figure d’une mort choisie et programmée, ce qui permettrait d’en évacuer la dimension tragique, d’annuler l’effroi face à la plus implacable des castrations qu’est le réel de la mort.

Mais qu’est-ce qui déshumanise la fin de vie en France ? Est-ce l’absence d’un droit à l’aide médicale à mourir ? Ne serait-ce pas plutôt les logiques gestionnaires et financières qui valorisent les actes techniques et quantifiables au détriment de la relation de soin ? Ou l’idéologie du respect de l’autonomie qui, pour contrer le paternalisme médical, modifie la relation médecin-malade par une logique de contractualisation, ignorant les enjeux du transfert et produisant une déresponsabilisation du médecin quant à ses actes et une solitude radicale du malade ? Ou encore le délitement du lien social, des liens intergénérationnels, le pousse-à-jouir sans délai et sans limites, le refus de toute forme de castration, rendant insupportable le rapport à la finitude et à la perte ?

Il y a un gap entre ces discours militants et législatifs et la clinique avec les sujets confrontés réellement à l’approche de leur mort. Les situations nécessitant une sédation profonde jusqu’au décès sont rares et celles où un sujet exprime de façon univoque et immuable la volonté qu’on mette fin à sa vie, le sont encore plus. Ce qui fait le quotidien de cette clinique, ce sont plutôt les manifestations diverses, déroutantes, mouvantes, paradoxales, d’une volonté de rester vivant et désirant. Traversés par des mouvements psychiques contradictoires, privés de l’appui du fantasme et du symptôme qui faisaient nouage et lien social, lâchés par leur corps, plongés dans l’Hilflosigkeit [10], ces sujets n’expriment pas tant la revendication d’une liberté, mais plutôt l’appel à la présence d’un autre auquel s’en remettre. La demande de mourir, quand elle s’exprime, disparait le plus souvent lorsque les symptômes physiques sont soulagés et qu’un lien de parole se tisse, permettant au sujet de prendre appui sur un autre capable d’entendre son appel et de supporter les manifestions de sa détresse sans se précipiter à vouloir les faire taire, un autre incarnant un désir et lui témoignant qu’il ne se réduit pas à son être-de-déchet. Dans la clinique, la demande de mourir se révèle sous-tendue paradoxalement par un désir de rester vivant. Magistrale mise en lumière de « la structure de la faille […] entre la demande et le désir » [11].

C’est une boussole dont il s’agira de s’orienter pour ne pas céder à cette « suggestion obscure » [12] introduite dans ce moment d’effraction psychique et de crise du système de santé.

Florence Smaniotto-Giusto

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[1] Loi n° 2016-87 du 2 février 2016.

[2] https://sante.gouv.fr/IMG/pdf/fichesedation.pdf

[3] Loi n° 2016-87 du 2 février 2016, article 3, consultable à https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000031970253

[4] Association pour le Droit à Mourir dans la Dignité, https://www.admd.net/qui-sommes-nous/une-association-humaniste/quest-ce-que-ladmd.html

[5] Association pour le Droit à Mourir dans la Dignité.

[6] https://www.admd.net/qui-sommes-nous/une-association-humaniste/notre-proposition-de-loi.html

[7] « Libre Pensée – Pour le droit de mourir dans la dignité », 12 février 2023, France Culture, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/divers-aspects-de-la-pensee-contemporaine/libre-pensee-pour-le-droit-de-mourir-dans-la-dignite-rediffusion-5701920

[8] https://www.admd.net/qui-sommes-nous/une-association-humaniste/notre-proposition-de-loi.html

[9] Étymologie du terme euthanasie.

[10] Terme utilisé par Freud concernant l’état de détresse radicale du nouveau-né dépendant entièrement d’un autre.

[11] Lacan J., « La place de la psychanalyse dans la médecine », Cahiers du Collège de Médecine, n° 12, décembre 1966, p. 767, disponible à http://aejcpp.free.fr/lacan/1966-02-16.htm 

[12] Hoornaert G., « Sur l’accès à l’euthanasie pour souffrance psychique : écho de la Belgique », Studio Lacan, 26 mars 2022, https://www.youtube.com/watch?v=D7JvPNy8Shw.




Interpréter la thanatopolitique

 

Lors de la remise de son rapport final le 2 avril dernier, la Convention citoyenne sur la fin de vie s’est déclarée favorable au développement des soins palliatifs et à l’ouverture, sous condition, du suicide assisté et de l’euthanasie. Un projet de loi suivra et il est nécessaire d’ouvrir d’ici là un débat public sur ce sujet délicat car il concerne la mort, la nôtre et celle de nos proches.

Au moyen de l’investigation psychanalytique, Freud a mis au jour un élément essentiel inconscient sous le terme de pulsion de mort [1], concept repris ensuite par Lacan sous celui de jouissance. Il existe, chez chacun, un vœu de mort inconscient pour son prochain, voire pour soi-même, et l’éthique analytique consiste à identifier le désir à l’origine de nos actions, jusqu’à s’y interposer. Que le taux élevé de suicides en EHPAD et que la carence des soins palliatifs n’aboutissent à une offre de suicide assisté ou d’euthanasie, telle est la crainte que l’on peut légitimement avoir dans une société où la logique des chiffres et de la rationalisation des coûts prévaut sur l’accompagnement et l’écoute.

La loi belge sur l’euthanasie existe depuis 2002 ; cette expérience permet de faire apparaître quelques aberrations. Elle dépénalise cet acte dans le cas de souffrances physiques ou psychiques incurables et insupportables. L’euthanasie pour souffrance psychique reste marginale par rapport aux demandes d’euthanasie pour maladies graves incurables (2,1% de l’ensemble des demandes en 2020 [2]) mais elle a été réclamée et administrée notamment à une anorexique de quarante-quatre ans en 2012, à une rescapée des attentats de Bruxelles en mai 2022 et dernièrement à Geneviève Lhermitte qui avait égorgé ses cinq enfants en 2007 et avait purgé sa peine en 2019.

Si ce saut du physique au psychique a pu si aisément se franchir, c’est qu’il s’inscrit dans la suite logique de l’homme neuronal [3]. Les maladies mentales et la souffrance subjective sont envisagées entièrement sous l’angle de la neurologie et des dysfonctionnements du cerveau. La dimension de l’être parlant est forclose. Soit on peut traiter les troubles avec les variétés médicamenteuses disponibles – peu nombreuses car aucune nouvelle molécule n’a été découverte depuis les années 1950, elles ont seulement été améliorées –, soit on administre la dose léthale qui en finira avec la jouissance du sujet et la vie tout court. Dans un débat tenu dans la NLS, François Ansermet faisait valoir l’absurdité qu’il y a, de traiter le suicidaire avec l’euthanasie ou le suicide assisté [4].

Toutes les époques n’ont pas développé le même rapport à la mort et le concept de la « bonne mort » [5] qui aurait lieu sans souffrance et entouré de ses proches n’a pas toujours été le désir des humains. Si certains rêvent de mourir dans leur sommeil, ce fut jadis une hantise car il n’est dans ce cas pas possible de faire pénitence et de recevoir le dernier sacrement de la religion chrétienne, l’extrême-onction. L’agonie aujourd’hui honnie fut autrefois désirée.

À l’époque de l’Autre qui n’existe pas, c’est une mort scientifiquement calculée et maîtrisée qui est souhaitée par le plus grand nombre, une mort par auto-détermination du Moi fort à qui l’on ne veut pas reconnaître les obscurs désirs du sujet de l’inconscient.

C’est aussi le danger de l’eugénisme qui pointe son nez derrière cette pratique de l’euthanasie pour souffrances psychiques. Plus de digues législatives pour arrêter la pulsion de mort des schizophrènes, objets de l’Autre, et des mélancoliques, objets déchets. Comme le fait remarquer judicieusement Geert Hoornaert, l’offre d’euthanasie suscitera la demande, comme la situation belge le démontre [6] et permettra sans doute de réduire encore le nombre de lits en psychiatrie.

Katty Langelez-Stevens

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[1] Cf. Freud S., « Au-delà du principe de plaisir » (1920), Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 41-115.

[2] Cf. CFCEE (Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie), Rapport euthanasie 2020, « 9ème rapport aux Chambres législatives – Chiffre des années 2018-2019 », consultable à https://organesdeconcertation.sante.belgique.be/fr/documents/cfcee-rapport-euthanasie-2020

[3] Miller J.-A., Grosrichard A., Laurent É. & Bergès J., « L’homme neuronal. Entretien avec Jean-Pierre Changeux », in Foucault, Duby, Dumézil, Changeux, Thom. Cinq grands entretiens au Champ freudien, Paris, Navarin, 2021, p. 125-172. D’abord publié dans Ornicar ?, n° 17/18, printemps 1979, p. 137-174.

[4] Cf. Ansermet F., « Une mort prescrite. L’euthanasie pour souffrance psychique », à paraître dans Mental, n° 47.

[5] Bothorel M. & Dupont M., « L’heure du Monde », podcast de la rédaction du journal Le Monde, « Fin de vie : qu’est-ce qu’une “bonne” mort ? », 9 novembre 2022, consultable à https://www.lemonde.fr/podcasts/article/2022/11/09/fin-de-vie-qu-est-ce-qu-une-bonne-mort_6149084_5463015.html

[6] Hoornaert G., « Sur l’accès à l’euthanasie pour souffrance psychique : écho de la Belgique », Studio Lacan, 26 mars 2022, https://www.youtube.com/watch?v=D7JvPNy8Shw




Au commencement [au commandement] était le texte, au commencement était le corps, au commencement était la guerre, au commencement était la mère

 

Au commencement [au commandement] [1] était le texte, au commencement était le corps, au commencement était la guerre, au commencement était la mère [2]

 

La dramaturgie de La Mouette, fomentée par Tchékhov, repose, imprimée ; elle attend son metteur en scène, son plateau de comédiens, son public se pressant pour vivre une passion au-delà de ce que la lecture lui a fait imaginer, supputer – elle attend son heure pour faire effraction dans le temps. La Mouette de Brigitte Jaques-Wajeman se pose sur l’hiver de 2022-23. Elle prend acte de ce que Kiev, devenue Kyïv, a cessé d’être l’antique capitale de la petite Russie. Elle donne à la guerre son épaisseur et son opacité, l’immixtion intempestive d’un chœur a capella en ukrainien irradiant soudain la scène et la salle d’un souffle d’opéra.

Cette Mouette-là, comme quelques autres mises en scène avant elle [3], surmonte l’épreuve qu’est toute traduction en français. Surtout, elle est bien la seule à opérer sur des corps aux prises avec la langue qui les immobilise ou les meut. Elle montre ce faisant que cette langue constitue la machinerie même du spectacle. Par les enchevêtrements de sons, des chairs et des muscles avec le texte, elle s’impose comme la marque de la « méthode B.-J. Wajeman ». Les corps sont des épiphanies, ils apparaissent comme autant de solitudes enchaînées à des signifiants, lesquels n’en demeurent pas moins souverains. Leurs enlacements – crispations/modulations, torsions/accélérations, accablements/suspens, défections/silences, lâchages/pauses, nourrissent les rythmes qui vont converger au cœur des spectateurs/auditeurs et servir leur persévérance à travers les âges, les scènes, les mystères des langues et les langues des mystères. La défroque des acteurs nous tient à bras-le-corps ; elle se fond avec ou tranche sur leurs sacs de peaux, momies animées jamais loin de l’aube et déjà proche du crépuscule où le ciel précipite la fin du jour et du spectacle.

Telle, la puissance de l’art dramatique, art total et irréductible à aucune de ses composantes : lumière, noir, musique, mutisme, espace ouvert, réduit, choc/couleur. Quelles que soient les éclipses d’un Zeitgeist distrait, le dit de Constantin Stanislavski les illumine : « On ne peut représenter Tchekhov, on ne peut que le vivre » [4].

Et ça palpite, ça pulse, ça mord, ça saigne.

Qu’on puisse lire ce théâtre, le vivre en chambre, l’imaginer se fracasse sur le réel de l’organisation scénique, des mouvements qui s’y déploient, traversant les corps et les voix soudain aux prises avec un texte que ses sens pulvérulents finissent par interdire, emmurant le fils éperdu, rivé à l’étreinte de l’ombre de Gilliatt dont la pieuvre s’abreuve encore et qui devient lambeau.

Son amour de la femme que sa mère a confisquée à son profit exclusif lui revient en boomerang et le tue. D’ailleurs, n’avait-il pas, lui, distrait, sans savoir pourquoi, tué une mouette ? N’en avait-il pas fait l’étrange offrande/offense à la jeune fille de ses pensées, comme d’un portrait précisément « tiré » ?

Mais pendant ce temps, avez-vous donc oublié son père ? Il est vrai qu’il ne tenait qu’à une ligne : « d’après mon passeport, je suis un petit-bourgeois de Kiev, comme mon père, qui avait beau être lui aussi un acteur connu, n’en était pas moins un petit-bourgeois de Kiev » [5]. Ce père fantomatique n’a plus de voix pour demander vengeance au fils ; il a passé et s’est résorbé sans protester dans sa classe sociale qui se referme sur lui en écrasant au passage le choix, heureux, qu’il fit du métier d’acteur, sans en faire l’objet d’une enquête ni, a fortiori, d’un procès. Son engeance ne pourra être autre qu’à son image, complétant l’adage tel père, tel fils d’un jugement sans appel : aucun des deux ne peut racheter l’autre [6]. N’est-ce pas cette même ligne qui vibre et se tend sur la fin, quand tous conspirent à faire équivaloir la détonation mortelle du suicide filial à l’explosion d’un flacon d’éther dans la sacoche du médecin ? Ainsi disent les hommes, tous d’accord désormais pour épargner la femme, la mère, l’innocente bacchante, si bien qu’on ne sait plus, à la fin, ce que peut bien vouloir dire vivre, sinon que ce pourrait être ce qui reste, quand survivre et mourir s’embrassent avant de tirer leur révérence complice. Tel est le point d’impact de la purgation de la vie contemporaine, que Lacan, avec Balzac, reprit et reprisa à l’envers.

Vous avez dit la vie ? Qu’on le dise n’est pas, dans cette mise en scène/abyme, oublié mais, en chaque réplique, assumé, au-delà comme en deçà du sens.

Nathalie Georges-Lambrichs

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[1] Archè, en grec, signifie commencement et aussi commandement.

[2] Après avoir vu la dernière représentation de La Mouette de Tchékhov le 25 février dernier au théâtre des Abbesses.

[3] Mémorable entre toutes, celle de Bruno Bayen [1978] qui signait l’argument suivant : « Un jeune écrivain veut outrager le public que compose sa famille, sa mère actrice et un auteur rival qu’abusivement il prend pour le successeur de son père, par le biais d’une pièce de théâtre. Il veut machiner une pièce qui les confonde ; il échoue c’est le prologue. Deux ans plus tard : il convoque les mêmes personnes par le stratagème de la maladie de son oncle au spectacle de son suicide c’est l’épilogue. Comme ce jeune homme est pudique et très moderne, le suicide aura lieu en coulisse. “Au bord d’un lac vit depuis son enfance une jeune fille qui aime le lac comme une mouette. Mais par hasard survient un homme, il la voit et par désœuvrement, lui prend sa vie… comme à cette mouette”. Deux ans plus tard comme un détective ou un archéologue, cet homme qui est écrivain, revient sur les lieux pour écrire la nouvelle qu’il veut tirer de son expérience vécue. Mais voilà, il a l’écriture coupée. Un nouvelliste qui voulait écrire du théâtre pourra – le jeune dramaturge mort, le nouvelliste à succès rendu improductif – faire alors une pièce qui connaîtra un échec retentissant. Ce n’est pas Borgès, c’est Tchekhov ». Article disponible en ligne https://www.festival-automne.com/edition-1978/bruno-bayen-mouette

[4] C. Stanislavski cité dans « Entretien avec M. Potiron », Theatre-contemporain.net disponible en ligne https://www.theatre-contemporain.net/spectacles/LA-MOUETTE-8815/ensavoirplus/idcontent/37890

[5] « La mouette », acte 1, in Tchekhov A., Œuvres, t. 1, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1968, p. 297.

[6] De fait, le père de Tchekhov, serf, s’était racheté lui-même, ne laissant en héritage symbolique à ses fils rien d’autre que la mémoire de cet acte.




« Quand nous avons cessé de comprendre le monde » : Les lumières aveugles de Benjamín Labatut

 

Livre « inclassable » [1], Lumières aveugles de Benjamín Labatut [2] est la preuve matérielle que, si la vérité a la structure d’une fiction, cette dernière ne cesse de se fragiliser au rythme du progrès. Fort bien documenté, ce recueil atteste qu’« [i]l n’est nullement nécessaire qu’une écriture veuille dire quelque chose » [3], et en montre les ravages. Nous en tirons les conséquences sur trois points successifs.

Premier point : B. Labatut retrace les antécédents des deux grandes inventions de Fritz Haber. Celle du salpêtre synthétique, fertilisant efficace qui a éloigné un risque sans précédent de famine. La seconde invention est le gaz de chlore qui fut la première arme de destruction massive. Ironie de cette triste histoire, B. Labatut signale le véritable regret de F. Haber. Ce ne fut pas l’usage du gaz comme arme. Au contraire, ce qu’il regretta fut le déséquilibre que provoqua son fertilisant sur l’environnement. Le taux de nitrogène permettait aux plantes libres de « proliférer sans frein […] pour se répandre sur la surface de la Terre jusqu’à la recouvrir totalement, étouffant toutes les formes de vie sous un vert effroyable » [4]. Une pulsion de vie à l’état pur entraîne inévitablement la mort [5].

Deuxième point : l’absence de vrai sur le vrai apparaît dans la pure écriture mathématique. B. Labatut le dévoile dans l’affrontement entre un Schrödinger croyant en un Dieu qui ne joue pas aux dés, versus un Heisenberg pour qui « La meilleure description d’un système quantique n’était pas une image ou une métaphore, c’était un ensemble de nombres » [6]. Point d’existence de la matière, mais pure indétermination des probabilités. Il n’est pas anodin que ce chapitre soit intitulé « Quand nous avons cessé de comprendre le monde ».

Enfin, le troisième point capitonne ce récit à travers son tout dernier personnage. En jardinant en pleine nuit, un ancien mathématicien confie au narrateur que le véritable danger n’est pas la série de désastres provoqués par le progrès scientifique, mais celui de l’écriture mathématique qui porte en elle-même ce mouvement à n’en rien comprendre. D’ici vingt ans nous ne saurons plus ce que c’est que l’humain. « Non que nous l’ayons jamais vraiment saisi, a-t-il ajouté, mais c’est de pire en pire » [7].

Que suggère le poète dans ces brillants récits ? Que ce que nous vivons aujourd’hui était déjà là. Que la flagrante absence de garanties de la science pendant la crise du Covid 19 était loin d’être une nouveauté. La tempête informative de notre époque, pur progrès technique, n’a pour résultat que de mettre à ciel ouvert un effet propre à la démarche de la science moderne. Depuis le cogito cartésien, il ne s’agit que de produire du savoir, tout en se débarrassant de la question de la vérité, comme le signale Lacan dans son séminaire inédit « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse » [8]. C’est bien ce que le dernier personnage de ce roman saisit : le pire sera la chute totale des semblants, la pulvérisation des vérités menteuses.

L’analyste, tout comme le scientifique, ne croit pas au père Noël. Un adolescent me racontait le jour où sa mère lui a avoué l’inexistence de ce personnage. Il me dit : « mais je voulais y croire ! ». Il revient à l’analyste, non de dénigrer ni de revendiquer ce semblant, mais d’en saisir, une par une, la fonction dans ce corps parlant singulier devant nous. Pour le moment, c’est le seul principe de réalité qui nous reste.

Cristóbal Farriol

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[1] « Hoy, el que no tiene más de un par de ojos está ciego » : Benjamín Labatut, el autor chileno recomendado por Barack Obama. BBC News Mundo, 11 août 2021, disponible sur internet https://www.bbc.com/mundo/noticias-57943009

[2] Labatut B., Lumières aveugles, Paris, Seuil, 2020. Labatut B., Un verdor terrible, Barcelona, Anagrama, 2020.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La Logique du fantasme, Paris, Seuil, p. 23.

[4] Labatut B., Lumières aveugles, op. cit., p. 39.

[5] Cf. Freud S., « Au-delà du principe de plaisir », in Œuvres complètes. Psychanalyse, vol. XV, Paris, PUF, 1996, p. 273-338.

[6] Labatut B., Lumières aveugles, op. cit., p. 189.

[7] Ibid., p. 214.

[8] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XII, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse », leçon du 9 juin 1965, inédit : « mais que pour ce qui est de la vérité, il s’en décharge sur l’Autre, […] de cette façon, aussi bien, il s’en débarrasse, et par la voie ouverte, la science entre et progresse, qui institue un savoir qui n’a plus à s’embarrasser de ses fondements de vérité ».




Le hasard de l’EMDR

 

La psychiatrie actuelle, guidée par une conception unique et neurologique de l’humain, tend à une neuropsychiatrie [1] ; elle prend des allures de service de médecine classique, où le cerveau est l’organe à prendre en charge. Dans cette optique, de nombreuses méthodes, dites thérapeutiques, ont vu le jour. L’une d’elles, dont l’hégémonie n’est plus à démontrer, est l’EMDR [2], reconnue et préconisée par l’OMS, l’INSERM, et l’HAS. Le succès de sa technique est indissociable de la thèse sur laquelle elle repose : le vécu d’un traumatisme comme causalité des troubles psychiques, thèse qui fait flores, contamine un grand nombre d’institutions, et participe à la dépathologisation : « Personne n’est fou » [3], mais quelques-uns – de plus en plus – sont traumatisés. L’EMDR, qui traite le trauma non-digéré [4] par un processus de mouvements oculaires, est l’invention de Francine Shapiro en 1987. Dans ses deux ouvrages Des yeux pour guérir et Dépasser le passé, elle nous livre l’évènement à l’origine de sa découverte.

L’EMDR est « une découverte due au hasard » [5]. Frappée par « l’étrangeté » [6] d’une phrase prononcée par son médecin au sujet de son cancer : « C’est fini pour l’instant, mais ça peut revenir. On ne sait pas pourquoi » [7], F. Shapiro écrit : « on savait envoyer des hommes sur la Lune, mais on ne savait pas s’occuper de ce qui se passe dans l’esprit et le corps des humains. » [8] Confrontée à un trou dans le savoir, elle tente d’y suppléer en cherchant « la façon dont le corps et l’esprit étaient connectés. » [9] En juillet 1987, alors qu’elle se balade dans le parc d’une clinique où elle séjourne dans le cadre du traitement de sa maladie, des pensées « agaçantes, tenaces, […] et qui vous obligent en général à faire quelque chose pour vous en débarrasser » [10] s’évaporent soudainement. Surprise de cet allégement, et se rendant particulièrement attentive à ses faits et gestes, elle note : « quand ce genre de pensée me venait à l’esprit, mes yeux se mettaient à aller et venir très vite, en diagonale, toujours de la même manière ; et la pensée disparaissait de ma conscience. » [11] Pour vérifier son hypothèse, F. Shapiro réitère l’expérience qui s’avère à chaque fois efficiente. Elle en fait le sujet de sa thèse de psychologie et élabore une armature théorique pour rendre compte de ce vécu. L’expérience de F. Shapiro, prise dans les rets du savoir universitaire, a alors été élevée au rang d’un savoir universel, applicable à tous.

F. Shapiro affirme que « le cerveau peut guérir aussi vite que le corps », tout en précisant : « si nous nous coupons, notre corps va commencer à guérir, sauf s’il y a un obstacle, une écharde par exemple » [12]; vingt ans auparavant, c’est comme « écharde dans la chair » [13] que Lacan évoquait justement le réel. L’EMDR a « ouvert une fenêtre sur le cerveau » [14], et rabat le parlêtre à son fonctionnement cérébral. La psychanalyse s’oriente de la logique du fantasme, de la fenêtre sur le réel [15] et vise la différence absolue. Jacques-Alain Miller écrit : « Le traumatisme au sens de Lacan, le noyau de l’événement traumatique n’est pas rapportable à un accident, ou ça l’est toujours, mais la possibilité même de l’accident qui laisse des traces d’affect au sens étendu que j’ai donné […] ouvre l’incidence de la langue sur l’être parlant, et précisément l’incidence de la langue sur son corps. » [16] Le réel du trauma, trace irrésorbable du non-rapport sexuel, n’est pas digérable par le symbolique. Pour « amener le client à la pleine santé » [17], les praticiens de l’EMDR promettent de résorber le vécu traumatique et son réel de jouissance. Ce traitement du trauma ne forclot-il pas plutôt le réel du troumatisme ? Barrant alors la route à la possibilité d’un dire.

Camille Gérard

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[1] Cf. Castanet H., Neurologie versus psychanalyse, Paris, Navarin, 2022.

[2] Eye Movement Desensitization and Reprocessing – Intégration neuro-musculaire par mouvement oculaire.

[3] Remarque de A. Lebovits-Quenehen in Gorini L., « La dépathologisation : quelques remarques », Quarto, n° 131, juin 2022, p. 24-25.

[4] Cf. Shapiro F., Silk Forrest M., Des yeux pour guérir, Paris, Seuil, 2005, p. 18.

[5] Shapiro F., Dépasser le passé, Paris, Seuil, 2014, p. 37.

[6] Ibid.

[7] Ibid.

[8] Ibid.

[9] Ibid., p. 38.

[10] Ibid.

[11] Ibid.

[12] Shapiro F., Des yeux pour guérir, op. cit. p. 20.

[13] Hellebois P., « L’écharde dans la chair », 52e Journées de l’École de la Cause freudienne, 20 septembre 2022, publication en ligne https://journees.causefreudienne.org/lecharde-dans-la-chair/

[14] Shapiro F., Dépasser le passé, op. cit., p. 42.

[15] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 89.

[16] Miller J.-A., « Biologie lacanienne et évènement de corps », La Cause freudienne, n° 44, février 2000, p. 36.

[17] Shapiro F., Des yeux pour guérir, op. cit., p. 20.