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Les ressorts d’un symptôme

Les ressorts d’un symptôme

Jacques-Alain Miller, dans sa conférence du 17 avril 2014 à Paris[1], nous indique que l’interprétation est un dire qui vise le corps parlant pour y produire un événement. Il ajoute que tout ce que l’analyste peut faire, c’est de s’accorder à la pulsation du corps parlant pour s’insinuer dans le symptôme.

Cécile se présente dans les entretiens préliminaires avec deux plaintes autour de la féminité : elle ne parvient ni à rencontrer quelqu’un ni à prendre la parole devant les hommes. La quarantaine, mère célibataire, son parcours professionnel brillant l’amène à diriger et à prendre la parole devant une assemblée essentiellement masculine. Un choix de métier qui la confronte au quotidien à ce qu’elle appelle son symptôme.

À priori, l’amour n’est pas une question pour Cécile. À sa question Comment faire pour être une femme ? elle répond du côté de l’avoir : avoir un enfant, avoir de l’argent et avoir quelqu’un… À la béance ouverte par la question qui porte sur l’être, répond l’avoir phallique. Avoir un enfant et de l’argent, c’est fait. Il lui manque « quelqu’un » pour qu’elle soit enfin une femme. Si elle séduit les hommes par une certaine assurance, lorsqu’il s’agit de la rencontre sexuelle, elle se réfugie dans une posture de petite fille. Elle est pétrifiée et les hommes finissent par la quitter car ils la trouvent « frigide ». C'est dans le discours de sa mère sur les hommes qu'elle situe la cause de ses malheurs. Celle-ci, dépressive, vivant dans l’amertume d’être laissée tomber par le père, qui préférait passer son temps dans le lit de sa maîtresse, lui disait : « Ne sois jamais la femme de, ne dépends jamais de… ». Le ravage mère-fille touche l’énigme de la féminité.

Cécile vient me rencontrer à la suite d’une séparation amoureuse : son nouvel ami l’a quittée pour une autre femme et « ça la fiche par terre ». C'était enfin l’homme qui lui convenait et voilà qu’il la quitte, comme les autres. « Ça se répète », dit-elle, « pourtant c’est un homme mature, avec des vraies valeurs, et un bon père ». Je relève ce « un bon père » et elle associe sur son propre père qui est un homme très à l’aise en public « beau parleur, mais c’est aussi un cavaleur ».

Deux hommes font exception à la série de ceux qui la quittent. Le premier, quitté deux mois avant leur mariage, « je l’ai quitté car je l’ai trompé ; je ne voulais pas être comme mon père, cavaleur ». Dès que Cécile a un aperçu sur son identification au père, elle renonce à être « la femme de ». Le second, rencontré peu de temps après cette séparation, est celui qui fera d’elle une mère. Elle le quittera aussi.

Ses relations amoureuses se terminent la plupart du temps de la même façon : elle est laissée tomber ; les hommes qu’elle choisit sur le modèle du père cavaleur finissent tous par la quitter et ceux qui font d’elle la « femme de », elle les quitte. Entre une identification à la mère et une identification au père, Cécile se trouve devant cette impasse qui inscrit le féminin du côté phallique et ainsi met en échec la solution qu’elle avait élaborée.

Cécile est une cavalière confirmée. La pratique de l’équitation lui permettait, petite, de se séparer de sa mère et sa dépression. Ce qui l’intéresse dans l’équitation, c’est de gagner des médailles et de briller aux yeux du père : « Monter à cheval c’est avoir un sentiment de liberté et de puissance, j’étais loin des problèmes de couple de mes parents et de la dépression de ma mère. Malgré son emploi du temps très chargé, mon père se débrouillait toujours pour assister aux compétitions équestres importantes, il était très fier de moi quand je lui ramenais une médaille ».

Juste après l’annonce par le médecin de l’imminence du décès de sa mère qui souffrait d’une maladie incurable, Cécile a un accident d’équitation. Elle dira que la chute va la stopper net dans « sa chevauchée folle ». Que réalise-t-elle ainsi ?

À son incapacité de prise de parole devant les hommes, qu’elle appelle son « symptôme », elle associe la position silencieuse de sa mère face à « la virulence masculine » de son père.

Pour Cécile, cet accident d’équitation et la mort de sa mère l’ont « fichue par terre ». Elle termine en disant : « Il est toujours question de chute chez moi ». Je lève la séance en isolant le signifiant « chute » en jouant sur l’équivoque : « Chut ».

Dans les semaines qui suivent cette séance, Cécile oubliera de prendre le petit comprimé qui lui permettait de calmer son angoisse avant chaque prise de parole en public et finira par s’en passer.

[1] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », présentation du thème du Xe Congrès de l’AMP, Rio, 2016, http://wapol.org/fr/articulos/Template.asp?intTipoPagina=4&intPublicacion=13&intEdicion=9&intIdiomaPublicacion=5&intArticulo=2742&intIdiomaArticulo=5  

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Une âmoureuse de l’amour

Une âmoureuse de l’amour

Enora est une jeune fille de dix-sept ans que je rencontre depuis deux mois. Elle se plaint d’emblée des « embrouilles » avec l’Autre – ses parents, ses amies, les garçons. Un « j’écoute, je donne et je n’ai rien en retour » se dégage.

Un désir voilé

Elle dit être souvent en conflit avec sa mère avec qui elle vit seule depuis la séparation du couple parental alors qu’elle était âgée de quatre ans. Elle lui reproche de « la prendre pour une adulte » quand elle lui confie notamment ses problèmes financiers l’ayant conduite au surendettement.

Enora rapporte avoir écourté son séjour cet été chez son père car elle n’a pas supporté qu’il exerce « son autorité » en lui interdisant de visionner une série de télé-réalité, Secret Story. Elle déplore par ailleurs qu’il ne se préoccupe pas d’elle. Sa demande d’amour insatisfaite, elle décide de couper le contact.

Depuis cette rupture, Enora est « déprimée ». Elle rompt également tout lien social en ne sortant plus de chez elle. Elle passe beaucoup de temps à surfer sur le net ; elle suit la vie des people, elle enchaîne les séries où se produisent ses acteurs préférés. Elle se plaint de « ne pas se bouger ». J’interviens pour lui dire que l’injonction surmoïque paternelle : « Il faut que tu te bouges ! » la paralyse et je conclus : « Votre désir reste en rade ». Surprise, Enora pleure et acquiesce : « C’est tout à fait ça ! ».

Faire usage de son symptôme

Cette troisième séance modifie radicalement sa position subjective.

Elle engage alors son désir en décidant d’investir son année de terminale bac pro « styliste » pour devenir « créatrice de mode ». Elle choisit deux lieux de stages qui l’intéressent afin de développer ses compétences professionnelles. Fashion victim, Enora s’inspire également de sites de mode et de de blogs « tendances » pour acquérir un savoir-faire.

En séance, elle me fait part de ses trouvailles. Internet devient ainsi « une boussole »1, un objet d’échange vivant.

Elle s’en sert également pour modeler son image corporelle. En choisissant une coiffure plus sophistiquée, elle cherche à s’identifier à son idéal féminin, les pin-up, icônes des années cinquante.

Être celle qui fait exception

Enora privilégie les liens virtuels : elle se rebranche sur les objets de communication contemporains. Elle dialogue en ligne sur twitter, elle tchate sur facebook, elle textote sur son portable.

Et elle parle en séance de son usage des réseaux sociaux. Elle rapporte avoir relancé un garçon en lui écrivant un message sur facebook : « Ça me ferait plaisir de te revoir ». A onze ans, elle aimait éperdument Farid, mais celui-ci la repoussait.

Elle raconte ce rêve produit à treize ans qu’elle interprète comme la fin de son amour pour lui : « Je prends un bain avec Farid, je lui frotte le dos et je me rends compte qu’on est frère et sœur. » Ce rêve semble indiquer davantage qu’Enora est en prise directe avec l’image. Son désir passe par un amour idéalisé, décorporisé.

Le désamour la victimise. En effet, elle se dit « effondrée » lorsqu’un ancien lycéen qui lui plaît refuse d’être ami avec elle sur facebook. La formule qu’elle énonce alors : « j’aurais voulu être celle qui fait exception » laisse apparaître les coordonnées de son mode de jouir. Enora est une jeune femme moderne « amoureuse de l’amour » qui veut être aimée afin de faire exister son être2. L’âme, indique, Lacan relie l’amour et l’être : « […] les femmes sont aussi âmoureuses, c’est-à-dire qu’elles âment l’âme»3.

Faire avec l’abandon

Dernièrement, Enora me livre une pensée qui l’a « choquée », apparue au moment où elle se photographiait : « Je suis narcissique, dans le bon sens quand même ». Elle me lit une définition du narcissisme qu’elle a au préalable trouvée sur internet et elle conclut : « Je ne suis pas assez aimée et j’ai peur de l’abandon. » Elle associe avec un souvenir d’enfance traumatique, un sentiment d’abandon éprouvé lors du départ de son père de la maison familiale. Ce retour du refoulé a un effet d’ouverture de l’inconscient : « J’avais pas pensé que c’est pour ça que je veux être aimée ».

Enora parvient alors à se décaler de sa position de victime. Elle envisage à l’avenir une relation amoureuse moins ravageante en assumant vouloir ce qu’elle désire, être aimée sans forçage et avec réciprocité.

Elle décide aussi en séance de décliner l’invitation à boire un verre, postée sur facebook, par un ami de son grand frère qui la laisse indifférente. Elle l’éconduit toutefois en restant « correcte », aimable, afin de ne pas se faire rejeter. Elle trouve ainsi dorénavant des semblants qui régulent son rapport à l’Autre sexe.

Prendre la parole lui permet ainsi non seulement de réinventer sa place dans l’Autre, mais également de se dégager des relations conflictuelles avec son entourage.

1 Miller J.-A., « Une fantaisie », IV Congrès de l’AMP, Comandatuba, Bahia, Brésil, 2004. 2 La femme exige d'être aimée, c'est pourquoi Jacques Lacan évoque « la forme érotomaniaque de l'amour », in « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.733. 3 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 79.

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Entretien avec Stéphanie Tessier et Fatiha Belghomari

Entretien avec Stéphanie Tessier et Fatiha Belghomari

Sur l’Île de la Réunion, la psychanalyse se pratique et s’affirme de l’orientation lacanienne. Une activité intense s’y est déployée il y a quelques jours, ponctuée par une journée sur le thème « le sujet psychotique en institution ».

L’Hebdo-Blog a posé deux questions à Stéphanie Tessier (1) et Fatiha Belghomari (2).

1) Le choix du thème a-t-il été guidé par l’implantation actuelle de la psychanalyse sur l’île de la Réunion ou au contraire vise t il son extension ?

Le choix du thème est la prolongation d’un travail amorcé en direction d’institutions depuis mai 2014. Beaucoup de participants réguliers aux activités de notre ACF travaillent en institutions et y essaiment la psychanalyse. Récemment, des directeurs d’institutions ont interpellé l’ACF La-Réunion avec cette question : comment faire valoir une clinique du sujet à l’heure où les méthodes comportementalistes leur sont imposées ? Une nouvelle activité de l’ACF est née : un atelier « Vivre, penser, écrire son institution avec la psychanalyse ? » réunira mensuellement des professionnels qui ont le désir de travailler une question, un point de butée de leur pratique, qu’ils œuvrent dans le social, le médical, le médico-social... Ces rencontres auront lieu dans une institution.

La venue de Jean-Pierre Rouillon a été l’occasion de tirer plusieurs fils à partir de la clinique, pour une pratique orientée. Ces journées ne visaient pas à proprement parler la psychanalyse en extension, mais en sont peut-être l’effet.

2) Quel élément, si il n’y en avait qu’un, fut le point marquant de cet événement? 

Le « un par un » et l'entreprise.

Les liens entre la psychanalyse et l’institution ont été déclinés de plusieurs façons : les uns à partir de l’exercice clinique des professionnels, les autres au regard de leur position de gestionnaire d’établissements, autour de la question suivante : quelle est l’articulation à opérer entre la pratique du « un par un » et la logique de l’entreprise ?

Certains participants ont témoigné de leur souci de maintenir présente la psychanalyse en institution, voire de l’y inclure, tandis que d’autres ont fait part de leur pratique du « un par un » orientée par la psychanalyse lacanienne, soit à partir du désir de chaque « un ». J-P. Rouillon a relevé un point nodal : pour la psychanalyse, le désir est un désir inconscient et, à ce titre, le désir de l’analyste est aussi en jeu dans l’entreprise. Il a alors souligné ceci : l'exercice de la psychanalyse ne coûte rien à la Sécurité Sociale et les recommandations de la HAS n’interdisent pas sa pratique dans les institutions. Alors pourquoi tant d’acharnement à la voir disparaître ? Éradiquer la psychanalyse, n'est-ce pas faire disparaître le sujet ?

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La maman de Pif-Paf

La maman de Pif-Paf

Le Service d’aide à la jeunesse (saj) a programmé « bilan et suivi » pour Pif-Paf, hébergé par ordonnance judiciaire dans l’institution où je travaille : sa mère, Mme C., « doit » être associée au processus avant que son fils rentre chez elle.

Accompagnée au premier entretien par l’assistante sociale de la pouponnière, Mme C. me dit :

— Je n’ai rien demandé moi ; je suis là parce que je suis obligée ; mon fils et moi, on n’a pas besoin de tout ça.

— En ce qui me concerne, lui dis-je, je ne suis pas obligée ! Si vous le souhaitez, je vous recevrai volontiers, mais pas sous contrainte.

La demande est clarifiée. Pif-Paf, deux ans et demi, viendra donc chaque semaine dans mon bureau accompagné par ses puéricultrices.

Il ne tarde pas à y risquer sa parole, luttant pour extraire les mots de sa bouche, bégayant parfois. Il y construit son monde. Mais son seul scenario, s’il y a des personnages de jeux, se résumera longtemps à : « Et pif ! Et paf ! » Excitation pulsionnelle à son comble, les mots lui font alors défaut pour déployer ses fictions et la causalité de cette lutte.

Un an plus tard, il habite à nouveau chez sa mère qui l’amène régulièrement à ses séances : « Vous avez compris que je ne voulais pas venir au début… J’avais peur que vous vous opposiez à son retour chez moi. »

« J’ai bien vu qu’il a fait des progrès, me dit-elle un jour, mais c’est aussi grâce à moi, n’est-ce pas ? » J’acquiesce : « Oui, grâce à vous ! Grâce à lui aussi, il est demandeur. »

Quand je ne comprends pas quelque chose, je peux maintenant faire appel à elle pour éclairer le quotidien de son fils. Petit à petit, nous convenons d’un rendez-vous bimensuel pour elle en tant que « mère », elle m’y indique comment « interpréter » son fils… qui est « comme elle », me dit-elle.

Coup de théâtre ! Poussée par le centre psycho-médico-social de l’école, Mme C. veut entreprendre, n’importe où, moult bilans scolaires et rééducations : « Je suis une bonne mère, je ferai tout pour mon enfant ! » Ce parcours du combattant des bonnes mères, c’est précisément celui que j’essaie d’éviter à mes jeunes consultants – Pif-Paf n’a pas quatre ans ! J’objecte gentiment, mais cela fait casus belli. Nous décidons de faire appel à la médiation de la déléguée du saj (heureusement fine mouche).

Lors de cette entrevue, Mme C. insiste : elle veut « faire tout » pour son enfant. Je lui dis alors de choisir : soit elle me fait confiance et nous veillerons ensemble, quand Pif-Paf sera demandeur, à ce que son fils soit accompagné pour sa scolarité, mais avec des professionnels qui ont ma confiance ; soit elle fait seule à sa guise avec n’importe qui et, dans ce cas, je propose que nous en restions là : je précise toutefois que je ne les laisserai pas tomber elle et son fils – c’est un paradoxe que j’énonce ainsi face à l’urgence : en rester là, mais sans laisser tomber ! Sans confiance et choix décidé de sa part, je suis au regret, lui dis-je, de ne pas être capable de faire du bon travail. Mme  C. me répond : « Vrai ? Vous ne nous laisserez pas tomber ? Je suis si angoissée, je voudrais tant que mon fils réussisse à l’école. Si vous êtes là pour ça aussi, je reste. »

Comment comprendre après coup ce qui a été opérant ?

La cause de ma réponse tient au désir de l'analyste. Si la présence de la déléguée du saj, attentive aux semblants à incarner, fut nécessaire pour permettre de traiter la question, c’est la perte réelle (de Pif-Paf et de sa mère) mise en jeu par ma réponse qui fit acte. Pour que son angoisse – et une demande qui me soit adressée – émergent chez Mme C., il a fallu que je lui offre un choix réel en risquant cette double perte. Instant délicat, puisque Mme C. avait été séparée de son fils, par le Juge, après avoir tenté de se jeter par la fenêtre quand les services sociaux ont débarqué chez elle pour s’enquérir de la situation de l’enfant – elle me dira plus tard la honte qu’elle a vécue alors, au point de vouloir s’en extraire par défenestration.

Il s'agissait donc moins pour l’analyste de dire « je ne puis travailler ainsi » que d’accueillir la contingence pour tenter d’ouvrir, pour cette mère, la voie d'un désir orienté, qui n'erre pas tous azimuts.

Pour un sujet, s’engager dans le discours analytique, c’est un acte : cet acte est possible sous condition que l’analyste y pose son acte… d’ouverture au désir, éventuel, du sujet d’y engager et risquer sa parole. Mme C. a pu ensuite me parler d’elle : de la petite fille, nantie d’un père tyrannique, et d’elle en tant que femme qui cherche un compagnon, qui ne soit pas tyrannique comme le père de son fils : « Maintenant, je vérifie avant de m’engager, me dit-elle. »

Mme C. a en tout cas cessé de répondre à sa question de femme en tentant de combler cette question par son « être mère ». Pif-Paf s’en est par conséquent trouvé soulagé et a pu déployer ses questions et ses réponses – mère et fils s’accordant sur ce point : l’école, c’est important ; Pif-Paf s’y débrouille plutôt bien jusqu’à présent.

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Sur la gratuité du traitement psychanalytique

Sur la gratuité du traitement psychanalytique

Vous parler de la « gratuité » pour conclure cette matinée ne vous surprendra pas, puisque les associations qui sont ici représentées par les travaux de leurs praticiens se rangent sous cette bannière.

C’est néanmoins ce qui peut surprendre, eu égard aux idées reçues qui circulent depuis toujours sur le paiement en psychanalyse. Nous en dirons donc un peu plus.

Le traitement sans paiement n’est cependant pas une nouveauté, puisque Freud lui-même le pratiquait, à son cabinet, auprès de patients indigents. Ceci ne manquait pas de l’interroger, car il constatait que bien souvent ces analyses « gratuites » devenaient interminables. En effet, la précarité d’une situation se mue en satisfaction pour le patient, et ne le pousse pas à en finir avec cet état, voire à finir son analyse.

L’analyste devient ainsi lui-même pour son patient une satisfaction substitutive, compensant de la sorte sa condition matérielle.

D’où l’importance du coût du travail psychanalytique pour ne pas en faire l’objet de satisfaction ou de jouissance du patient, ce qui ne permettrait pas de dénouer la jouissance qui est en question dans les symptômes.

Le travail analytique qui doit porter sur la jouissance propre au symptôme serait ainsi empêché.

Pour rendre la psychanalyse accessible au plus grand nombre et non pas à une classe privilégiée, Freud, malgré ce constat, prônait la création de centres psychanalytiques gratuits dans lesquels interviendraient des psychanalystes.

Pour lui, la souffrance psychique méritait le même intérêt que des maladies graves – notamment à l’époque la tuberculose – et l’argent ne pouvait constituer un obstacle pour la traiter. De plus, il pensait qu’il ne fallait pas abandonner cette souffrance à ceux qui n’avaient aucune possibilité d’y remédier, ceux qu’il appelait de « charitables particuliers ».

Aussi, aujourd’hui, c’est bien parce que nous avons pu éprouver, voire démontrer les effets de la pratique psychanalytique – laquelle est devenue un discours à part entière – que nous avons pris la décision de créer des centres psychanalytiques qui inscrivent la psychanalyse à leur fronton. Ce matin, le docteur Bernard Jomier parlait d’acte citoyen : je dirai que, pour le psychanalyste lacanien, son discours fait place à la dimension politique, pour que celui-ci puisse aussi porter dans la cité. La psychanalyse en ce sens est bien une action politique pour approcher les maux qui prennent forme dans notre société.

Le discours de l’analyste repose sur ceci que l’analyste qui en est l’agent a extrait de sa propre analyse un savoir inassimilable aux savoirs existants. C’est ce qui fait le fondement de sa formation même si, par ailleurs, il ne s’est point épargné l’acquisition d’autres savoirs, savoir universitaire notamment.

L’accès à un tel savoir, celui de l’inconscient, a son prix, lequel n’est pas équivalent, voire réductible, au prix des séances de l’analysant que fut d’abord l’analyste.

Cet accès a pour prix le renoncement à la jouissance, celle dont je parlais préalablement à propos du symptôme.

C’est donc au nom de ce savoir qui n’est en aucun cas évaluable, monnayable, commercialisable que des associations ont vu le jour, et ce, à l’initiative de praticiens de la psychanalyse mais aussi, pour ce qui concerne notre colloque aujourd’hui, de l’École de la Cause freudienne, une École fondée par Jacques Lacan, et qui créa en 2003 le CPCT de Paris.

Si je parlais du risque de la satisfaction substitutive du côté du patient, du fait de la gratuité du traitement, il faut aussi pointer la part de jouissance propre au praticien, et ce, pour les mêmes raisons, c’est-à-dire quand celui-ci ne se fait pas payer pour son intervention, en d’autres termes quand il ferait le bien de son patient.

La gratuité, en effet, ne va pas de soi et demande à être interrogée tant du côté du patient que du côté de l’analyste.

La brièveté du traitement est, à vrai dire, une condition importante pour faire limite à ce qui pourrait dériver vers une pratique qui n’aurait plus rien à voir avec la psychanalyse, du fait de cette gratuité.

Que le nombre de séances du traitement trouve sa limite à seize permet de loger, dans ce traitement, un temps qui n’est pas chronologique mais bien logique, avec une anticipation sur son terme, lequel n’est d’ailleurs pas obligatoirement identique à la seizième séance et peut se produire avant. Qu’on lise ou relise à ce sujet le texte de Jacques Lacan sur le temps logique[1], avec ses trois moments : voir, comprendre et conclure.

Ainsi, le psychanalyste ne fait-il pas la charité, il « décharite »[2] plutôt, soulignait Lacan, en d’autres termes ce n’est pas le patient qui, avec toute sa misère, est le rebut du parcours analytique, mais c’est bien plutôt l’analyste qui prendra la charge de ce rebut, entendons de la réduction de la jouissance à un reste, ce dont l’analyste ne jouit en aucun cas. Car d’assumer cette position veut dire qu’il n’est justement pas un « bien » pour son patient, un objet satisfaisant, mais ce dont celui-ci se détachera. Ce matin, nous avons pu entendre des praticiens qui se mettaient à faire le déchet, délogeant de la sorte leur patient de cette place.

Bref, on peut alors entendre que Lacan ait comparé l’analyste à un saint, un saint sans religion puisque la psychanalyse n’en est pas une, soit celui qui « ne se croit pas de mérites »[3] à faire ce qu’il fait. Et il ajoutait pour parodier un dicton célèbre « Plus on est de saints, plus on rit […] »[4].

En effet, à être plus d’un à mettre le prix de ce savoir dans l’expérience psychanalytique, et partant dans ces lieux où cette expérience s’applique, nous conduit à transmettre quelque chose du savoir en jeu dans chaque traitement qui y est mené. Une façon d’en faire un « gay savoir ». C’est ce à quoi nous nous sommes livrés aujourd’hui en mettant au jour, des aspects, des bouts de ce savoir, et ce, à partir du vif même de la clinique.

Ainsi interrogeons-nous cette pratique spécifique, non pas en la remettant vingt fois sur le métier, mais bien sans cesse, pour tenter de dire ce qu’est l’inconscient et par conséquent la psychanalyse.

Car dans ce discours, rien n’est acquis de façon définitive. Comme en témoigne l’histoire de la psychanalyse, la menace de l’oubli de la découverte freudienne est toujours présente, ce qui serait un grand dommage pour l’humanité.

Les associations qui pratiquent le traitement psychanalytique sont des lieux privilégiés pour mettre au travail et pour articuler ce qui distingue la psychanalyse d’autres méthodes qui s’appliquent aux êtres parlants et qui se fondent, pour leur part, sur la suggestion, le conseil, l’injonction, la compassion, le don de sens, etc.

Bref, que ces lieux soient accessibles, c’est-à-dire que le paiement ne soit pas un obstacle et qu’un transfert puisse s’enclencher pour que l’expérience de l’inconscient ait chance d’avoir lieu, est à mon sens un gain inestimable sur le malaise de notre civilisation.

[1] Lacan J., « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée. Un nouveau sophisme », Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 197-213. [2] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 519. [3] Ibid., p. 520. [4] Ibid.

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Première Journée FIPA du 4 octobre 2014

Première Journée FIPA du 4 octobre 2014

On doit à Philippe Benichou, actuel directeur de l’association l’Envers de Paris, l’initiative de l’organisation de cette première journée de travail du réseau parisien du FIPA qui se déroulera sous le titre : « L’inconscient et le lien social ». Je lui laisserai le soin de vous introduire au thème de cette matinée et pour ma part je m’attacherai à retracer le parcours et les raisons qui ont conduit l’École de la Cause freudienne à cette création, du FIPA, Forum des Institutions de Psychanalyse Appliquée et à son réseau parisien.

photoFIPA

Un peu d’histoire

À l’origine du FIPA, une première création : le CPCT-Paris. En 2003, L’École de la Cause freudienne allait répondre à la vague évaluatrice et scientiste déferlant sur la France et l’Europe entière par une série d’actions et notamment, par la mise en place d’un Centre Psychanalytique de Consultations et de Traitements (CPCT) ouvert à tout public, proposant un traitement psychanalytique gratuit, de durée limitée. Il s’agissait de défendre en acte l’efficacité de la psychanalyse en prise directe sur le malaise contemporain et son abord incomparable du symptôme que le dit malaise répercute.

En effet, le traitement psychanalytique s’inscrit en tout point contre la logique managériale. Il ne vise pas l’éradication du symptôme que commande la standardisation des conduites humaines au service de la rentabilité mais s’inscrit dans une visée pragmatique consistant à savoir y faire avec ce qui ne marche pas, avec ce qui cloche, ce qui rate, se répète… et ceci à moindre frais, entendez pour l’économie subjective, celle qui reste marquée par la souffrance humaine voire par la déréliction.

En créant le CPCT, il s’agissait de rendre ses lettres de noblesse à la découverte de l’inconscient freudien et de faire exister son hypothèse dans le social en facilitant l’accessibilité de la rencontre avec un psychanalyste. Aux psychanalystes revenaient alors la tâche, à condition qu’ils soient rigoureusement formés, de savoir faire émerger un savoir insu sur lequel le sujet peut parier, d’entériner, restaurer ou réajuster un savoir y faire déjà là qu’il s’agit de s’approprier. Ce savoir inconscient, dans certains cas à ciel ouvert, peut effectivement servir de véritable tremplin, offrant au sujet désarrimé la possibilité de construire un nouveau mode de nouage ou de lien social minimal. Mais la rencontre avec un psychanalyste peut aussi déboucher pour d’autres sur un vouloir en savoir plus. Ils se feront sujets d’une nouvelle élaboration de ce savoir inédit. Nous n’entrerons pas ici dans le détail de la variété des opérations psychanalytiques qui ont été récemment débattues lors de la Journée organisée par le CPCT-Paris le 13 septembre dernier sous le titre «  Ce qui opère ». Soulignons ceci, comme Jacques-Alain Miller l’avait déjà fait valoir : les psychanalystes qui exercent dans ce type de lieux sont en prise directe sur le social en tant qu’ils incarnent comme tels le social et restituent le lien social pour les sujets qu’ils accueillent puisqu’ils opèrent à partir du champ de la parole et du langage au fondement même du lien social.

Cette expérience menée bénévolement par des psychanalystes, qui eux-mêmes sont le produit de leur propre analyse, en contrôle régulier de leur pratique et rompus aux concepts psychanalytiques, s’est ensuite répandue rapidement sur le territoire français et européen donnant naissance à d’autres CPCT. Une douzaine de ces lieux se sont créés grâce à l’initiative des membres de l’ECF, dans les différentes régions françaises et belges sans qu’aucune directive n’en soit donnée. La pertinence de la psychanalyse appliquée et ses effets sur la déprise subjective, dénommée plus couramment « désinsertion sociale », retentissait au-delà, mais aussi à l’intérieur des murs de la capitale française Ainsi, une diversité d’associations inspirées par le modèle du traitement court et gratuit du CPCT allait voir le jour à Paris, trouvant des arrangements divers avec les instances publiques et s’implantant durablement dans le tissu social. En 2012, quatre ans après le rééquilibrage nécessaire de l’expérience, le Conseil de l’École de la Cause freudienne fit le constat que ce modèle s’était répandu, qu’il avait été adapté, modifié, qu’il s’était renouvelé. À l’origine des réussites les plus remarquables, on trouve l’initiative individuelle, l’engagement personnel, le désir décidé d’un ou plusieurs de nos collègues, faisant preuve de pragmatisme voire même d’esprit d’entreprise. L’impact de l’existence de telles structures, véritable maillage national, proliférant et non centralisé, allait amener les instances de l’ECF à s’intéresser de plus près à ce réseau des institutions lacaniennes existant de fait. Plusieurs Conversations, animées par

J.-A. Miller, furent organisées par le Directoire de l’ECF avec l’ensemble des responsables de toutes les associations de psychanalyse appliquée fonctionnant sur le modèle du CPCT ou s’en inspirant. En 2013, à l’issue de ces réunions, le Forum des Institutions de Psychanalyse Appliquée regroupant les CPCT et les autres associations assimilées de France et de Belgique fut créé et, à l’intérieur de celui-ci, le réseau parisien de ces institutions.

Aujourd’hui

Concernant le réseau parisien de ces associations, nous avons remarqué lors d’un échange d’expériences, qu’elles étaient avant tout très diversifiées, et bien implantées dans le tissu social. À ce titre, elles constituent l’interface de notre École de psychanalyse avec la société civile et la classe politique puisque bon nombre d’entre elles travaillent en collaboration avec d’autres partenaires des instances publiques telles que les établissements scolaires, les services sociaux, les hôpitaux… Elles entretiennent aussi des liens entre elles, s’adressent des patients selon des problématiques spécifiques ou la localisation du lieu d’accueil. Réparties dans la ville, chacune a également son point d’insertion géographique propre.

Le réseau parisien est actuellement composé de onze institutions de psychanalyse appliquée : le CPCT-Paris, lieu de consultation et de traitement psychanalytique destiné au tout venant ; « La Conversation thérapeutique » qui s’adresse à des sujets en situation de précarité matérielle ; « Paradoxes », lieu de consultation, de traitement et de formation pour adolescents ; « CLAP-Le Passage des tout-petits », lieu d’accueil destiné aux familles ; « Intervalle-CAP » destiné aux personnes les plus démunies en situation de grande précarité et dans l’errance ; « L’EPOC », de plain-pied sur la rue ; « Souffrances au Travail », fonctionnant à partir des cabinets privés des analystes ; « Kirikou », centre de consultations et lieu culturel surtout pour les enfants et adolescents également ouvert aux adultes ;  « Lien POPI-CDMC » , centre de consultations extime au champ médical de la périnatalité ; le CMP de Bagnolet, résolument orienté par la psychanalyse lacanienne et, ajoutons à cette liste, « l’Association Accueil psy en Val-d’Oise ».

Si ces associations travaillent pour la plupart selon les principes de gratuité du traitement, limitation temporelle et bénévolat des praticiens, elles se distinguent pourtant de l’assistance sociale, du soin médical ou psychologique par l’orientation psychanalytique qui y prévaut. Comme a déjà pu le formuler J.-A. Miller, ces lieux, dénommés Alpha sont distincts des lieux d’écoute habituels, car ils ont le souci de se constituer en lieux de réponse pour chacun, où « le bavardage prend la tournure de la question et la question elle-même la tournure de la réponse »[1]. Cette mutation du bavardage en savoir, grâce à l’opération du transfert et son pivot essentiel, le désir de l’analyste, demande à être sévèrement contrôlée, comme le rappelle encore J.-A. Miller, le pouvoir de l’interprétation pouvant aussi mettre le feu à toute la plaine !

[1] Miller J.-A., « Vers PIPOL IV », Mental, n° 20, Paris-NLS, février 2008, p. 186-187. Enregistrer Enregistrer

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Dans un trou

Dans un trou

Mme J. n’a plus goût à la vie. « Je m’intéresse à rien » forme l’antienne qu’elle répète de sa voix fluette tout au long de cette présentation de malade[1] et dont elle donne toutes les déclinaisons : elle reste chez elle à ne rien faire, elle ne regarde pas la télévision, elle manque de concentration pour se plonger dans un livre, elle ne peut plus s’occuper de son fils, etc. Elle ne parvient pas non plus à trouver un travail, faute d’avoir pu « trouver sa voie ». Elle n’a en effet jamais vraiment su ce qui aurait pu l’intéresser afin de s’investir durablement dans une formation. Sa scolarité a été marquée par deux redoublements (l’un en classe de CM2 et l’autre en 4ème) : elle ne « comprenait plus rien » en cours, ce qui indique l’opacité que peut parfois prendre le symbolique pour elle. Puis ce parcours s’achève par un décrochage : orientée par défaut en BEP secrétariat, elle ne termine pas sa deuxième année. Elle ne va plus en cours et part « traîner » dans les rues. « Je savais pas quoi faire », dit-elle. Et, bien qu’elle ait bénéficié d’un accompagnement sur le plan professionnel (reprise de sa formation, stages, etc.), elle ne sait toujours pas. L’inhibition paraît dominer la vie de Mme J. ; inhibition dont Freud indique qu’elle résulte soit d’une érotisation en excès, soit d’un défaut d’investissement libidinal[2].

Si rien n’intéresse Mme J., si elle manque d’une orientation, c’est parce qu’aucun semblant ne semble propre à aimanter son désir, à célébrer les retrouvailles avec l’objet perdu. Celui-ci est toujours de son côté, et elle se trouve confrontée, de manière corrélative, à l’inexistence de l’Autre. « De ce jeu de l’Autre que sont à la fois le langage et toute la structure de l’expérience humaine en tant qu’elle est façonnée et tressée de réalités qui n’ont d’existence que de langage, les études, un métier, le mariage, l’argent, les emprunts, les contrats, les assurances, les loisirs, les journaux, les musées, les sports, la mode, de tout ce jeu, de tout ce qui constitue cette dimension Autre, le sujet en expérimente, si on peut dire, la fondamentale inexistence, l’absence d’enjeu ou de raison. Le transfert de jouissance vers la dimension des semblants, transfert qui fait qu’on y croit un peu, n’a pas lieu. La réalité et la vie se présente au sujet, qui pourtant peut y être inscrit ou y faire les mêmes choses que tout le monde, sans leurres et sans illusions, certes, mais aussi sans but et sans intérêt. »[3]

Par conséquent, Mme J. ne peut s’orienter à partir du lieu de l’Autre. Celui-ci ne lui a jamais permis de se ménager une place. Il n’a pas fait « stabitat »[4] pour elle, selon le néologisme de Lacan. Comment habiter ce lieu, dont les règles sont brouillées, lorsqu’il se trouve plein de la rage éthylique du père ou de son agonie ? Mme J. explique en effet que, lorsqu’elle était enfant, elle devait fuir sa maison quand son père buvait et devenait violent : « Il buvait, il frappait ma mère, il était assez violent… je me rappelle que, pour se calmer, pour le laisser se calmer, ma mère elle nous emmenait se promener le soir. On prenait tous nos manteaux et puis on allait dans la nuit se balader le temps qu’il se calme. Et je m’en rappelle, comme j’avais peur du noir, elle fumait ma mère donc je regardais tout le temps sa cigarette allumée dans le noir ». Jetée hors du domicile par ce père explosif qu’elle ne « comprenait pas », elle s’accroche à l’extrémité incandescente de la cigarette de sa mère. Si ce lampion de fortune ne constitue qu’une mince accroche, c’est néanmoins une trouvaille importante pour ce sujet perdu, qui ne peut compter sur le phare du Nom-du-Père pour se guider dans les ténèbres et éviter de s’échouer. À l’adolescence, son père, atteint d’un cancer, lui demande de quitter le domicile : « Il voulait pas que je le vois mourir en fait. […] C’était mieux que je m’en aille, je le voyais dépérir, ça me faisait du mal ». Alors « il m’a dit qu’il ne voulait plus que je sois chez moi ».

C’est au moment où son fils fait sa rentrée en troisième que le problème de l’orientation se pose, à nouveau, pour Mme J. : « Mon fils qui va aller au lycée l’année prochaine, je sais pas où le mettre […] Je sais pas où il va aller. Ça m’inquiète ». À la dépression s’ajoutent alors des angoisses et les phénomènes de corps (maux de ventre) qui la précipitent à l’hôpital. L’inexistence de l’Autre expose particulièrement le corps au retour de la jouissance : « Au vide libidinal sur le versant du semblant, répond, sur le versant du réel hors discours, un retour de la jouissance qui envahit le corps »[5].

« Je me sens dans un trou », résume Mme J. Il ne s’agit pas uniquement de sa localisation géographique – « isolée », loin de la ville et de ses proches – mais aussi de sa situation subjective. Ce trou se manifeste à la fois dans son lien social et dans sa pensée : « Je pense plus à rien, dit-elle. J’ai rien dans la tête en fait ». Elle semble incarner ce trou, cette coupure dont parle Lacan dans le Séminaire VI : « La coupure est ce par quoi le courant d’une tension originelle, quelle qu’elle soit, est pris dans une série d’alternatives qui introduisent ce que l’on peut appeler la machine fondamentale. Cette machine est proprement ce que nous retrouvons comme détaché, dégagé, au principe de la schizophrénie. Là, le sujet s’identifie à la discordance comme telle de cette machine par rapport au courant vital. »[6] Débranchée de cette machine que constitue l’Autre et dont le symbolique régule les pulsions, Mme J. ne peut « profiter de la vie » ; et, dès lors, est soumise au règne de la pulsion de mort.

[1] Patiente reçue par Pierre Stréliski dans le cadre d’une des présentations de malades de l’Antenne Clinique d’Angers. [2] Freud S., Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, PUF, 1993, p. 6-7. [3] Zenoni A., L’autre pratique clinique, Toulouse, Érès, 2009, p. 163. [4] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 474. [5] Zenoni A., L’autre pratique clinique, op. cit., p. 170. [6] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, La Martinière & Le Champ freudien Éditeur, coll. Champ Freudien, juin 2013, p. 539-540.

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La première frappe et le premier geste

La première frappe et le premier geste

Les médias nous en informent, l’amiante continue à faire des victimes. Si Aurélien Bomy nous livre ici le témoignage de sa rencontre avec l’une d’entre elles, ce n’est pas dans le registre de la victimisation qu’il nous présente ce sujet : à l’approche de la mort, c’est aussi dans sa position de père que ce dernier est touché. L’acte de l’analyste lui permet de s’en apercevoir, ainsi que de la répétition comme mode de transmission de père à fils.

 

« […] la Prägung – ce terme emporte avec lui des résonances de frappe, frappe d’une monnaie – la Prägung de l’événement traumatique originatif. […] Disons que la Prägung n’a pas été intégrée au système verbalisé du sujet, qu’elle n’est même pas montée à la verbalisation, et même pas, on peut le dire, à la signification »[1].

Prime à la mort

M. B. est atteint d’un cancer lié à l’amiante, reconnu maladie professionnelle. Suite à une indemnisation qui mobilise le signifiant Père, se pose la question de la transmission de cette « prime à la mort ». Sa femme désespère du débat conflictuel qu’il a avec elle et son fils concernant l’éducation des petits-enfants et du refus qu’il oppose aux traitements. Il juge préférable de ne vivre que quelques mois plutôt que de vivre plus longtemps mais diminué. C’est dans ce contexte de grande tension entre eux qu’elle l’emmène consulter.

La transmission de cette prime qui le tue littéralement, ne prend pas forme de dette. Il doit s’en débarrasser. Il veut que ses petits-enfants en bénéficient, mais qu’ils en fassent usage dans « la ligne » : une droiture féroce qu’il tient de son père militaire. Déçu par son fils, en conflit avec lui au sujet des petits-enfants et redoutant que sa femme ne fasse « passer ça avec des étrangers », il ne peut faire confiance en leur « mauvais jugement ».

Pardon et excuse

M. B. garde toujours raison. Je prends le parti de ne pas argumenter avec lui, mais plutôt de conforter ses positions et de m’intéresser à la précision des mots qu’il emploie. J’interroge par exemple la différence qu’il fait entre pardon et excuse. M. B. cherche « une clé, une formule » car il est toujours « le bouc émissaire ». Se décrivant « emmerdeur, plieur de cheveux en quatre, pour protéger la famille », M. B. est certain de son « jugement sain » et se sait aussi exigeant avec son entourage qu’avec lui-même. Il se plaint d’être encore obligé de « les » éduquer et envisage de faire placer sa femme sous tutelle. « Je ne peux pardonner ou excuser tant que le sujet n’est pas réglé ». S’il ne peut accepter le pardon qui implique un Autre en supériorité, l’excuse est plus tolérable, puisqu’elle peut s’adresser à l’autre sur un pied d’égalité.

La ligne

S’employant à une « transmission éducative de la ligne », M. B. est ralenti dans ce qu’il a à régler avant de mourir à cause des « mauvaises interprétations » qu’il rencontre. Il m’apporte les textes choisis pour la cérémonie. L’important est de « ne pas être oublié ».

Je lui demande s’il a connu l’oubli. Il s’effondre en larmes et parle de son placement, de quatre à sept ans, chez ses grands-parents, de son père qui « a fait » l’Algérie. Il révèle l’aveu que quelque chose le hante à propos de son père : « Les fois où je pourrais douter, il faut que ça se règle. Il est impossible qu’il ait fait des tortures. Faut pas que ça s’écarte de la ligne pour être en sécurité, pour que les choses ne glissent pas. Trouver la juste valeur des mots. Il y a des pensées qui sont présentes dans le monde, envahissantes : ‟Combien de temps il reste ?” Ça empêche les préparatifs ». Ainsi, la ligne se confond avec le père tourmenteur ; un réel perceptible est omniprésent dans les séances. À partir de ce moment, M. B. pleure un peu à chaque rencontre. Il se redresse aussitôt pour retrouver sa posture combattive. Les mots affectent son corps vivant produisant un relâchement de l’extrême tension dans laquelle il se trouve.

La frappe

M. B. veut enregistrer une séance pour prouver que je conforte ses positions. Je refuse de cautionner qu’il entre, à son initiative, dans une mise en doute de sa parole. Il s’est passé quelque chose qu’il essaie, agité et dans un flot de parole ininterrompu, de me restituer en détail, menant une véritable enquête sur « le geste premier » pour établir la seule vérité : la sienne. Il veut prouver l’injustifiable d’avoir été frappé dans le dos par sa femme, « comme un gamin ». Il a senti une douleur. « Quand on me tape, je rends toujours », dit-il. Ainsi il a frappé sa femme qui dément avoir porté un premier coup et « a allumé le feu » en appelant les enfants. « Vous êtes frappé », lui dis-je. Cette phrase l’arrête. Je fais l’hypothèse que la vérité qu’il cherche tient au fait qu’à ces moments-là, et de manière générale – par la maladie, des douleurs –, il est frappé par un insupportable qu’il veut éviter.

M. B. commence à témoigner. Enfant, s’il recevait des claques, il avait surtout affaire à la « dissuasion ».

La poursuite de l’enquête conduit à situer le conflit autour de sa volonté de donner de l’argent à un petit-fils pour faire un bon placement. L’indécision de ce dernier ralentit sa démarche. M. B. veut déshériter son fils. Cette radicalisation traduit une urgence : « Faire une transformation de ce qui est subi ».

Transformer le subi

M. B. offre à son frère un livre sur l’Algérie : « Je sais ce que c’est, la guerre ». J’acquiesce : s’il ne l’a pas faite et si son père n’en parlait pas, il l’a vécue en silence par ce qu’il a connu de lui, car quelque chose ne peut pas se dire.

Il se bat dès lors pour transmettre autre chose qu’une éducation qui inculque ; la seule qu’il ait connue par laquelle on ne peut que subir et se taire pour survivre. Il prend des libertés par rapport à la ligne et se bat pour la vie. Quelque chose s’apaise. Souvent essoufflé, il m’informe de l’évolution de sa maladie qui n’a « aucune incidence sur le moral ». Douloureux, il accepte la morphine.

Son fils est plus distant. Sans se voir pendant plusieurs mois, ils échangent des sms. Si les premiers sont presque insultants, le dernier est poétique et très touchant. Au bout de quelque temps, les contacts reprennent, et il participe à des achats pour ses petites-filles.

Il tente d’« arrondir les angles », de ne pas dire les choses « comme un réquisitoire », mais plutôt « du bout des lèvres. Toute vérité n’est pas bonne à dire. Voilà une bonne clé ! »

[1] Lacan. J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Seuil, Paris, 1975, p. 214.

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