Une Internationale transatlantique de la xénophobie s’installe. Le langage qu’elle parle est simple, ses formules se résument à une pédagogie de la haine. Il y a nous, et il y a eux ; il y a ici, et il y a ailleurs ; il y a dedans, et il y a dehors ; il y a les amis, et puis des ennemis ; ceux qu’on connaît, et les étrangers. Par ces mots, elle prétend ne décrire que les données les plus immédiates de l’expérience, elle prétend ne pas parler : elle ne fait que traduire l’ordre imminent des choses qui, à leur tour, prescrivent une inexorable politique.
La parole politique, qui a toujours eu, comme toute parole, la fonction d’endiguer la violence physique, a aujourd’hui des conséquences très directes sur les corps de milliers de personnes. C’est que certains discours servent non pas à réfréner, mais à provoquer cette violence, tout en la masquant. L’euphémisation est de retour, jumelée aux autres pervertissements des langues maniés par les deux totalitarismes du XXe siècle. On n’expose pas notre prochain à la mort, non, non : on gère les flux migratoires.
On gère, et sous contrainte de la dure Nécessité. Ainsi, les choix et les décisions sont présentés comme des fatalités ; l’ordre des choses contraint, et la politique n’est que l’interprète fidèle de cet ordre. Mais si ce sont les choses qui parlent, et si la fatale nécessité dicte le politique, la circulation libre de la parole, âme de la démocratie, n’a plus de raison d’être. La politique n’a plus alors qu’une tâche à accomplir : promouvoir le consensus ; solidifier le sens commun ; traduire les nécessités du moment au peuple ; et ainsi soumise à la « force majeure », elle sera l’Un qui réglera la désespérante complexité du monde.
Le parler politique s’efforce alors d’effacer le point d’où il parle. Ce point est lié à ce que Freud identifiait comme un réel matériel de chaque sujet humain : chaque individu est, notait-il dans son Malaise dans la Civilisation, habité par un désir de dominer l’autre, de le soumettre, de tuer, de violer[1]. C’est à partir de ce point-là que chacun aura à se positionner, et à construire sa façon de détourner ses pulsions destructives des chemins de la réalisation. C’est là qu’une tâche intrapsychique rejoint les grands enjeux d’une civilisation. Mais l’écart entre pulsion et civilisation est mince, et il n’y a finalement que les mots qui le maintiennent ouvert. Ils importent donc, et pas un peu : leurs effets dépassent largement la transmission des messages auxquels les communications-théories veulent les réduire. L’histoire démontre qu’ils sont parfaitement capables de libérer le pire, en le justifiant du Bien. Que le délire hitlérien a pu devenir une politique réalisée, notait Orwell en 1940, doit certes quelque chose au financement par l’industrie lourde ; mais les bonzes n’auraient jamais sorti leur portefeuille si Hitler n’avait pas d’abord parlé, et parlé beaucoup, parlé jusqu’à ce que soit créé, avec ces mots, un incroyable mouvement de masse[2].
Aujourd’hui, des ennemis de la civilisation occupent à nouveau le haut de la tribune, et tonitruent leurs « solutions » invariablement irrespirables et persécutrices. Ils tiennent à faire croire que dans ce qu’ils disent, ils n’y sont pour rien. Ils ne font que fidèlement traduire les nécessités du moment que l’ordre contraignant des choses impose[3]. Cet effacement de la place d’où ça parle nous donne la novlangue d’aujourd’hui. Elle parle avec les mots d’un seul paradigme qui s’impose partout : problème-solution[4]. Immigration, insécurité, montée de violences, perte de repères ; chaque défi auquel les savoirs classiques ne répondent plus est retraduit en « problème » qui doit, à son tour, générer une « solution » dont l’idéalité est d’être définitive. Il suffit de constater que ce paradigme relève plus d’une technique de gestion des corps que d’une politique d’êtres parlants[5] pour qu’on puisse penser que c’est dans et par ce paradigme que la forme up to date d’une banalisation du mal s’abrite et se répand.
Parce que le mal ne se banalise jamais tout seul. Il faut tout un appareil de langage pour cela, qui prépare le terrain en balayant les obstacles[6]. Nul besoin d’un Chef pour cela ; il suffit de faire croire qu’à la place de nos choix, c’est la Nécessité qui parle. Et que ce dont la Nécessité parle, ce n’est pas des humains, mais des choses. Ce style est devenu omniprésent. On gomme la fonction de la parole et on détruit le champ du langage, pour n’y semer que des messages – neutres, banals, féroces. On voit ce style à l’œuvre dans les hôpitaux psychiatriques belges, où, au nom des droits du patient, on l’informe, en toute neutralité bien sûr, qu’une procédure d’euthanasie pour « souffrance psychique insupportable » existe ; info dont le patient sera libre de faire ce qu’il veut, à condition qu’il s’abstienne d’y voir une suggestion.
Cette novlangue informationnelle est en train de recouvrir tout le spectre des affaires humaines ; objectivation de l’intime, allant de l’évaluation au travail à l’intrusion étatique dans les psychothérapies ; chosification de la sphère publique, réduite à une arène à gérer ; ségrégation de l’étranger afin de s’enfermer dans un entre-soi barricadé, entre-soi qui sera à son tour soumis à une objectivation de l’intime. Les discours sur les vagues d’immigration sont ainsi jumelés avec l’injonction de se purifier le soi : les temps exigent que la chose humaine consente au sacrifice de ce qui lui est propre. Et c’est ainsi qu’en déshumanisant l’autre, on arrive à se chosifier soi-même.
N’est-ce pas cette dimension proprement humaine qui est en train de déserter l’Europe ?
[1] Freud S., Malaise dans la civilisation, (1930).
[2] Orwell G., Review of Mein Kampf by Adolf Hitler, unabridged translation, New English Weekly, 21 March 1940, repris, dans Politics and the English Language, Penguin books 2103
[3] Voir Milner, J.-C. La politique des choses, Verdier, 2011
[4] Milner J.-C., Les penchants criminels de l’Europe démocratique, Verdier, 2003.
[5] Milner J.-C., Pour une politique des êtres parlants, Verdier, 2011.
[6] Voir, p.ex., V. Klemperer, LTI