
CHRONIQUE DU MALAISE : Algorithme, capitalisme et démocratie
En 2014, Mat Honan [1], va tenter une expérience : « liker » tout ce qui apparaîtrait sur sa page Facebook [2], sans exception. Cette expérience est relatée dans le formidable livre de David Chavalarias [3] : Toxic Data [4]. Il faut comprendre que le fil d’actualité de Facebook use d’algorithmes qui, en fonction de vos likes, du temps que vous passez sur une image, des pages clickées … vont produire des données segmentant de plus en plus vos « centres d’intérêt », afin d’obtenir un ciblage quasi singulier d’une personne. Une fois ce ciblage obtenu, Facebook revend les données à des entreprises, des sociétés spécialisées en études de marché, des médias, des associations, des partis politiques, des agences de publicité, de marketing, des groupes d’influences, des agences de renseignement…[5] Évidemment, en fonction de ce que l’on paie, on obtient un package de données plus ou moins important.
Après une heure, plus aucun message « d’amis » n’apparaissait sur le fil de M. Honan. Uniquement des marques, des publicités, des news, des vidéos…, contenus automatiques proposés par les algorithmes [6], issus de cette segmentation. M. Honan est journaliste, news et vidéos font partie de ses centres d’intérêt, et cela justifie que le fil d’actualité reste attractif. Avec les algorithmes, le ciblage capitaliste, atteint un sommet.
Juste avant de se coucher, M. Honan va liker un message pro-israélien. Dès le lendemain son fil d’actualité bascule à droite. Il va continuer l’expérience. En quelques clicks, on lui demande de liker le second amendement [7], mais aussi de plus en plus de messages connus sous le nom de faux dilemme [8]. Les messages sélectionnés ont pour but de proposer des réponses de plus en plus segmentantes, oui ou non, pour ou contre. À partir de vos likes, de votre vitesse de scrolling, de vos clicks…, l’algorithme vous amène à vous positionner de plus en plus radicalement. Vous lirez dans Toxic Data comment l’histoire se termine pour M. Honan, c’est édifiant.
Évidemment, la plupart des utilisateurs arrêtent de liker quand une information leur déplaît, mais cela aussi est repéré, l’algorithme propose alors une autre information et ainsi de suite jusqu’à ce que vous likiez des contenus permettant un oui ou non, un pour ou contre, cela peut être : vacances à la montagne ou à la mer, PSG ou OM, tel ou tel vêtement, IVG, peine de mort… Cette segmentation algorithmique vise à créer des antagonismes afin de pouvoir catégoriser toujours un peu plus. Ce type de ciblage est très ancien, mais nous sommes passés à une marchandisation quasi illimitée des opinions et comportements d’un être humain. C’est l’individu contre le sujet. Attention, l’algorithme, lui, se moque de votre opinion, mais ceux qui achètent les datas, non.
En 2016, juste avant l’élection présidentielle qui vit Donald Trump arriver au pouvoir, une agence à Saint-Pétersbourg, l’IRA [9], a acheté un petit package de données afin de tester leur capacité de déstabilisation aux USA. En quelques jours, ils ont réussi à créer de faux comptes Facebook à Houston, sous une bannière inventée de toute pièce : Heart of Texas, excitant des populations contre un centre islamique, alors que personne avant ne contestait ce centre. Dans le même temps, l’IRA créait un autre compte fake : United Muslim of America inventant des comptes de personnes musulmanes critiquant les « blancs » et faisant monter la tension dans la communauté musulmane. Le but était de savoir s’il était possible depuis Saint-Pétersbourg de déclencher des manifestations sur le sol américain. Je vous laisse découvrir le résultat [10].
La suite, vous la connaissez : élection de D. Trump, Brexit, tentative de déstabilisation de l’élection présidentielle en France… Selon D. Chavalarias, ce qui est visé par l’ultra-droite américaine, alliée à l’extrême droite française, autant que par les agences russes, c’est de faire monter les clivages, tous les clivages dans les sociétés démocratiques.
Pour ou contre, c’est la fin du S2, de la contextualisation, du débat. C’est l’opinion contre l’opinion. Ce que Lacan résume par « on ne pense qu’au moyen de l’Un » [11]. Le Un ne permet pas l’altérité. L’algorithme au service du capitalisme poursuit sa course désincarnée et froide de découpage de l’humain [12] poussant toujours plus vers l’Un-dividu [13] homothétique aux populismes, pas sans conséquence sur les enjeux démocratiques.
À suivre sur Lacan Web Télévision : D. Chavalarias y sera interviewé autour de son livre.
Laurent Dupont
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[1] Mat Honan est journaliste pour Wired, https://www.wired.com.
[2] Honan M., « I liked everything I saw on Facebook for two Days. Here’s what it did to me », Wired, 11 août 2014, disponible sur https://www.wired.com/2014/08/i-liked-everything-i-saw-on-facebook-for-two-days-heres-what-it-did-to-me/
[3] David Chavalarias est mathématicien, directeur de recherche au CNRS, au Centre d’analyse et de mathématique sociales de l’EHESS. À l’Institut des systèmes complexes de Paris Île-de-France, qu’il dirige, il a lancé en 2016 le projet Politoscope, dédié à l’analyse des réseaux sociaux et du militantisme politique en ligne.
[4] Chavalarias D., Toxic Data, Paris, Flammarion, 2022, p. 64 & sq.
[5] Cf. ibid.
[6] Cf. ibid., p. 68.
[7] Amendement autorisant tous les citoyens américains à porter des armes.
[8] Ibid., p. 69. Exemple donné par David Chavalarias : « FLASH INFO : Israël vient de détruire le dernier “tunnel terroriste” connu creusé par le Hamas pour tenter de s’infiltrer et d’attaquer Israël. Bravo ! C’est une étape majeure sur le chemin d’Israël vers la victoire… Ils sont sur le point de gagner, mais ils ont toujours besoin de notre TOTAL soutien. Êtes-vous aux côtés d’Israël ? » L’algorithme n’est ni antisémite ni pro-sioniste… Mais il vous oblige à choisir votre camp.
[9] International Research Agency. Cf. ibid., p. 153.
[10] Cf. ibid, p. 152 & sq.
[11] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, … ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 205.
[12] Voir à ce propos les développements de Lacan sur « l’Un de différence et l’Un d’attribut » : ibid., p. 190 et p. 191.
[13] Ibid. Voir la quatrième de couverture rédigée par J.-A. Miller.
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