Des neuroscientifiques affirment qu’il ne faut pas s’inquiéter de rire d’une chute, car l’imagerie cérébrale prouverait que c’est par empathie. En s’identifiant à la personne qui tombe, cela activerait des « enjeux de malaise, d’impuissance, d’humiliation et de honte1 » ; le rire venant exprimer le soulagement de ne pas être à la place de l’autre – ce qui est pour le moins contradictoire.
Symptôme de faiblesse
Baudelaire s’interroge sur ce phénomène du rire face à la chute : « qu’y a-t-il de si réjouissant dans le spectacle d’un homme qui tombe sur la glace ou sur le pavé, qui trébuche au bout d’un trottoir […] ? Ce pauvre diable s’est au moins défiguré, peut-être s’est-il fracturé un membre essentiel. Cependant le rire est parti, irrésistible et subit. » Pour lui, cela témoigne d’un orgueil inconscient : « moi, je ne tombe pas ; moi, je marche droit ; moi, mon pied est ferme et assuré ». Pour Baudelaire il y a dans le rire un « symptôme de faiblesse » qui répondrait à ce qui, dans l’homme, est « l’idée de sa propre supériorité ». Le rire est fait « d’une grandeur infinie et d’une misère infinie »2. Jacques-Alain Miller souligne à ce propos que « Si le rire baudelairien est un phénomène satanique, témoignant de la Chute, il peut aussi, dialectiquement, consoler de celle-ci.3 »
Récupérer le rire enfantin
Freud part, lui aussi, de l’idée d’une supériorité dans son analyse sur le rire, mais il distingue les réactions de l’enfant de celles de l’adulte : « Lorsque […] quelqu’un dans la rue glisse et tombe par terre, nous rions parce que cette impression – on ignore pourquoi – est comique. L’enfant rit, dans le même cas, par sentiment de supériorité, ou par joie maligne : “Toi, tu es tombé, et moi pas.” » « Le sentiment comique n’est pas éprouvé (chez l’enfant). C’est un rire de pur plaisir. » Il en conclut que l’on peut concevoir le comique « comme la récupération du “rire enfantin perdu” »4.
Le sentiment comique vient chez l’adulte à la place de ce qui a été perdu, soit la mise en jeu d’une perte dans le mouvement même de ce qui chute. Freud démontre ainsi que le sentiment comique ne se déploie pas seulement sur l’axe imaginaire (ou toi ou moi), mais qu’il est le substitut d’une perte de jouissance.
Phallus vacillant
Lacan déplace la question et situe l’effet comique de la chute dans le registre du semblant, et surtout du semblant phallique dont il dit qu’il est « l’essence du comique5 » : « La dimension comique est créée par la présence en son centre d’un signifiant caché, […] le phallus » ; il ajoute que ce qui nous fait rire « ce n’est pas tant le triomphe de la vie que son échappée, le fait que la vie glisse, se dérobe, fuit, échappe à tout ce qui lui est opposé de barrières ». Et Lacan de conclure : « Le phallus n’est rien d’autre qu’un signifiant, le signifiant de cette échappée. La vie passe, triomphe tout de même, quoi qu’il arrive. Quand le héros comique trébuche, tombe dans la mélasse, eh bien, quand même, petit bonhomme vit encore. »6 C’est quand le phallus vacille, n’est plus porté en triomphe, que se produit l’effet comique.
Benoît Delarue
[1] Beaulieu-Pelletier G., « Voici pourquoi nous rions lorsque quelqu’un tombe, selon la science », publié le 6 février 2023 sur le blog theconversation.com
[2] Baudelaire C., De l’essence du rire, Paris, Gallimard, 2021.
[3] Miller J.-A., « Vicissitudes du valet », Ornicar ?, n°59, Paris, Navarin, p. 175.
[4] Freud S., Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Paris, Gallimard, 1940, p. 392-393.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 11 mars 1975, inédit.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1974, p. 362.
