La parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles. Gustave Flaubert, Madame Bovary
Vous connaissez sans doute l’apologue du chaudron emprunté dont le prêteur se plaint qu’il lui ait été restitué troué. Freud le donne en exemple de ce que certaines histoires drôles ou même spirituelles, construites sur le mode du sophisme, tiennent leur effet comique du « mode de pensée inconscient1 » qui s’y dévoile, comme dans le rêve.
Effet comique
L’emprunteur dudit chaudron, accusé de l’avoir rendu troué, s’en défend vigoureusement en affirmant que, primo, il ne l’a pas emprunté, que, secundo, celui-ci était déjà troué, et que, tertio, il l’a rendu en parfait état. Tous les éléments d’une certaine tension dramatique sont là : une dispute entre deux interlocuteurs qui s’opposent, une histoire de prêt et de rendu, une accusation, une faute supposée et une éventuelle culpabilité, une défense argumentée, la bonne ou la mauvaise foi, la situation problématique de la vérité… Un chaudron en forme de tonneau des Danaïdes, percé et toujours fuyant ! C’est pourtant bien un effet comique qui surgit, du fait de l’emploi simultané d’arguments, certes chacun correct mais qui, mis en série, s’annulent les uns les autres. C’est là que se lit la marque de l’inconscient, cet inconscient « drôle de mot2 », susceptible aussi de se montrer drôle.
Place vide, signe d’un réel
C’est cette histoire qui vient sous la plume de Freud alors qu’il analyse le rêve inaugural de la psychanalyse, celui de l’injection faite à Irma, au cours duquel s’empilent les justifications par lesquelles il tente de se disculper de toute faute dans le traitement de sa patiente. À scénario éventuellement tragique, procédé comique par lequel l’inconscient trouve à dire… et enjeu réel, comme l’est toujours celui de la clinique. Ajoutons : enjeu éthique, non seulement parce que l’univers de la faute et le plan de la vérité y sont convoqués, mais parce qu’émerge de l’analyse de ce rêve et de sa bizarre logique du chaudron une sorte d’acte de naissance de la psychanalyse elle-même, portant jusqu’à nous le dire de Freud.
À cette formule du chaudron, Lacan reconnaît « toute sa valeur d’ironie, mais qui est ici exemplaire quand il s’agit de la fonction des analystes, et de l’usage qu’ils font de leur place3 ». Il s’agit, précise-t-il, de « laisser vide la place du chaudron » dans la pratique analytique. Car ce chaudron percé, en se présentant comme un paradoxe, fait signe d’un réel, de quelque chose qui ne peut pas s’ajuster, d’un trou inéluctable, quand bien même on tente de l’oublier et qu’on n’en veut rien savoir. C’est cette voie du savoir et ses aléas parfois comiques que les J55 vous invitent à explorer.
Chaudron bouillonnant
Depuis plusieurs mois déjà, la commission d’organisation des simultanées s’est immergée dans ce qui s’avère aussi être un chaudron bouillonnant, celui des très nombreuses propositions de textes cliniques qui lui sont parvenues : une mine d’or que ce chaudron, freudien, comme il se doit, et lacanien dans son orientation, pour témoigner de la richesse de la clinique psychanalytique et éclairer en quoi et comment le comique y surgit parfois, plus souvent qu’on ne l’imagine, au fil de la parole, cette parole humaine que Flaubert comparait étonnamment à un chaudron fêlé.
Sophie Gayard
[1]. Freud S., Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1993, p. 361.
[2]. Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 511. Apostrophe lancée par J.-A. Miller à Lacan : « L’inconscient – drôle de mot ! »
[3]. Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La Logique du fantasme, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil & Le Champ freudien, 2023, p. 306.