Notre époque est marquée par l’omniprésence de l’image, soutenue par un Œil qui aspire à tout voir. Lacan le note dans le Séminaire XI : « Le monde est omnivoyeur1 ». Paradoxalement, cet Œil est fait pour ne rien regarder, car « il n’est pas exhibitionniste ». Si voir relève d’une simple capture imaginaire, regarder suppose déjà l’implication du désir, puisque cela suppose ce point aveugle que Lacan nomme objet a. Le regard n’est pas ce que l’on voit, mais d’abord ce qui nous regarde.
Si, à une autre époque, le sujet a eu la croyance d’être regardé par Dieu, aujourd’hui nous constatons l’essor de la dimension du contrôle : nous sommes regardés par l’action de la technoscience, qui modifie les modes de jouir des parlêtres. Aussi, le regard qui devrait rester voilé dévoile sa présence et provoque notre regard, c’est là que « commence […] le sentiment d’étrangeté2 ». Ce sentiment, que Freud qualifie d’Unheimlich (inquiétante étrangeté), peut surgir quand ce qui nous semble familier vacille et devient dérangeant. À ce propos, Lacan évoque la rencontre avec un réel « complice de la pulsion3 » : ce n’est pas l’inconnu qui fait peur, mais ce qui aurait dû rester voilé et qui surgit de façon trop visible.
Un effacement subjectif
Le discours capitaliste produit, via ses gadgets, une surexposition aux images, montrer s’avère très présent, voire impératif. Il y a là un forçage qui pousse à tout voir. Le regard est convoqué, sollicité, capté, jusqu’à devenir un objet de marché. Un forçage a lieu au niveau de la pulsion et cela s’accompagne d’un effacement subjectif, « quelque chose glisse, passe, se transmet, d’étage en étage, pour y être toujours à quelque degré éludé – c’est ça qui s’appelle le regard4 ». Cette chose qui devrait rester éludée prend alors consistance.
Le regard sur les écrans effacerait les différences, homogénéiserait les sujets dès lors réduits à des consommateurs d’images et de signes vidés. Le malaise singulier perd ainsi sa valeur de questionnement subjectif. Tout devenant mesurable, le dysfonctionnement est perçu comme un symptôme à éradiquer. Il y a ainsi un glissement du malaise dans la civilisation vers une pathologisation du malaise, ce qui empêche le sujet de se demander ce qui ne va pas. La psychanalyse interroge non seulement ce que le sujet dit, mais aussi ce qui se dit malgré lui, dans ses silences, ses contradictions, elle lui offre chance d’apercevoir ce qui, du malaise, le concerne.
Montrer, c’est forcer à voir
Le monde omni-montreur contemporain tend à évacuer l’étrangeté, à nier ce qui dérange. Or, l’étranger est intérieur, souligne Freud. Il y a une volonté capitaliste de rendre tout visible, ce qui produit une cécité nouvelle. À force de montrer, on ne regarde plus où on croyait voir, et, comme le signale Jacques‑Alain Miller : « Montrer, […] c’est forcer à voir5 ». Ce qui reste dans l’ombre revient sous forme de rejet, d’intolérance, voire de violence. Refuser de tout voir, ce n’est pas céder à l’ignorance, mais soutenir un regard qui accueille l’opacité du sujet. Il s’agit alors d’un regard qui n’épuise pas le réel, mais ouvre à ce qui, en lui, résiste à toute capture. Car ce qui ne se montre pas, ce qui résiste, finit aujourd’hui par être rejeté, exclu, rendu étranger. Peut-être est-ce là le cœur du malaise contemporain : une société qui ne tolère pas la différence ? Face à cela, la psychanalyse ne propose pas une solution, mais une orientation : soutenir un regard qui ne réduise pas l’Autre à une image. Cela rend possible une autre façon d’habiter la différence.
Diego Martin Tagliaferri
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 71.
[2] Ibid., p. 72.
[3] Ibid., p. 67.
[4] Ibid., p. 70.
[5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Silet », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 31 mai 1995, inédit.