Dans « L’inquiétante étrangeté », Freud confie, dans une note, ce souvenir : au cours d’un voyage en wagon-lit, sous l’effet d’un cahot, une porte s’ouvre et « un monsieur d’un certain âge en robe de chambre, le bonnet de voyage sur la tête, entra dans mon compartiment par erreur […] je m’aperçus […] abasourdi, que l’intrus était ma propre image. Au lieu donc de [m’] effrayer de mon propre double, je ne l’avais […] tout simplement pas reconnu1 ».
Une porte ouverte sur l’angoisse
De ce surgissement du double dans le reflet de la vitre du wagon-lit, Freud ne dit pas qu’il est effrayé, mais qu’il ne le reconnaît pas. Cela renvoie à la différence entre frayeur et angoisse comme Lacan le souligne : « [ce] devant quoi l’angoisse opère comme signal est de l’ordre de l’irréductible du réel2 », un réel hors champ. Lacan ajoute : « Même dans l’expérience du miroir un moment peut arriver où l’image […] se modifie […] ce qui est notre stature, qui est notre visage, qui est notre paire d’yeux, laisse surgir la dimension de notre propre regard […] aurore d’un sentiment d’étrangeté qui est la porte ouverte sur l’angoisse3 ».
Il s’agit de ce mouvement par lequel familier/étranger, heimlich/unheimlich, regarder/être regardé se retournent jusqu’à se confondre. Lacan l’illustre à propos de la dernière scène de La Dolce Vita : « Qu’est-ce qui nous regarde ? […] songez au viveur [quand] il voit l’œil inerte de la chose marine […] comment l’angoisse émerge dans la vision au lieu du désir que commande a4 ».
L’œil dardé
Dans « Le Moïse de Michel-Ange », Freud expose, en des termes empreints de nécessité, cet autre souvenir lié au regard et au désir, lorsque, à chacun de ses voyages à Rome, il se rend à la rencontre du Moïse sculpté par Michel-Ange pour le tombeau du Pape Jules II, dans la basilique San Pietro in Vincoli : « aucune œuvre plastique n’a jamais produit sur moi un effet plus intense. Combien de fois ai-je gravi l’escalier abrupt qui mène […] à la place solitaire […], essayant toujours de soutenir le regard dédaigneux et courroucé du héros », se fondant même parfois parmi la populace sur laquelle, écrit-il, le Moïse « darde son œil »5. Contempler l’œuvre et être regardé par elle semblent ainsi se confondre.
Inhibition sur la voie de l’action
Freud fait la part belle à moult hypothèses sur « l’énigmatique » statue, comme s’il reculait à s’interroger sur ce qui l’implique intimement dans sa contemplation. Il décrit alors le « geste retenu » de Moïse, rendu impossible alors qu’il « s’apprête à bondir6 » pour châtier les renégats après la scène du Veau d’or. Pour lui, Michel-Ange sculpte « un autre Moïse », « surhumain », avec cette « colère […] inhibée sur la voie de l’action »7.
C’est là, peut-être, que Freud reconnaît chez cet autre incarné par le prophète, ce même geste retenu qui le concerne, lui, au sein du mouvement psychanalytique et de ses dissidences : « l’étouffement de sa propre passion au nom d’une mission à laquelle [il] s’est consacré8 ». Le geste artistique de Michel-Ange, éclaire, hors champ, ce lieu du désir de Freud, que commande a.
Jeanne Joucla
[1] Freud S., « L’inquiétante étrangeté », L’Inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1988, p. 257, note 1.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 188.
[3] Ibid., p. 104.
[4] Ibid., p. 293.
[5] Freud S., « Le Moïse de Michel-Ange », L’Inquiétante étrangeté et autres essais, op. cit., p. 90.
[6] Ibid., p. 100.
[7] Ibid., p. 118.
[8] Ibid., p. 119.