De l’argument de Patricia Bosquin-Caroz pour le Congrès de la NLS, j’extraie la proposition suivante : « dans sa “Note italienne”, Lacan émettra le vœu, concernant la psychanalyse, “d’agrandir les ressources grâce à quoi ce fâcheux rapport, on parviendrait à s’en passer pour faire l’amour plus digne que le foisonnement de bavardage qu’il constitue à ce jour1”».
La thèse centrale de Lacan est en effet que l’amour, ce n’est pas faire un. Épistémique, elle dit ce que ne peut être l’amour du point de vue du savoir de la psychanalyse. Éthique, elle édicte en conséquence ce qu’il ne doit pas être.
En dépit des formes extrêmes que peut prendre l’amour qui se veut « unitif2 », comme le souligne Jacques‑Alain Miller, que ce soit dans l’amour-passion, la folie d’amour ou l’érotomanie délirante, il n’en demeure pas moins que la fusion de deux en un est impossible, logiquement impossible. La jouissance est par nature jouissance Une, c’est-à-dire propre à chacun. L’amour est proprement (a)mur, soit le mur qui sépare. C’est là son réel. Il est impossible qu’il en aille autrement. L’amour-pathos n’en sera que le leurre.
Il arrive qu’un mode de jouir soit commun à plusieurs, mais la jouissance constitue un rapport sur fond de non-rapport. Le rapport de deux jouissances qui se conviennent n’est jamais total. Il est limité, aléatoire, relatif et transitoire : il est contingent. Et le contingent reste assujetti à la gouverne de l’impossible.
C’est là le fait de l’amour-événement. L’amour, en effet, c’est l’événement qui se produit lorsque deux jouissances trouvent à se nouer ensemble. Le nouage est sinthomatique : c’est le sinthome qui fait rapport, et l’amour n’est rien que ce « rapport intersinthomatique3 ».
Car aimer, c’est immanquablement jouir d’aimer. Freud, en effet, instaure la libido sexuelle au cœur des deux courants, tendre et sensuel, qu’il voit s’entremêler dans l’amour. Lacan de même prend à témoin le langage qui nous fait dire à l’élu de notre cœur : « je t’aime », comme nous disons du même souffle : « j’aime la fricassée d’agneau ». « Je te croquerais », dit-on encore, et avec quelle gourmandise, au nourrisson qui nous fait fondre. Le pulsionnel est au cœur du sublime. Il arrive que l’enfant s’en alarme et veuille s’en prémunir à toute force.
Aimer, ce ne peut donc être « faire un ensemble ». Y prétendre, c’est ne rien vouloir savoir du réel de la jouissance Une qui fait de nous, sans retour, des exilés. C’est le dénier (dans la névrose), le désavouer (dans la perversion) ou le forclore (dans la psychose). Misère de l’amour (son « indignité ») lorsqu’il succombe devant notre réel de substances jouissantes. Le défi est là : comment produire un symptôme qui vaille assomption subjective du trou du symbolique où ne s’écrit pas le rapport sexuel ? Parler d’amour pourrait dès lors s’extraire du « foisonnement de bavardage4 » et de l’hubris du bla-bla, qui n’exclut en l’occasion ni l’imbécilité ni l’abjection5 en guise de défense et de recours face à l’impossible à dire – l’abjection concerne expressément, précise Lacan, le discours « moralistico-religieux » de « ces beaux parleurs [de psychanalystes]6 qui nous disent que la maturité génitale est le lieu du don »7 et professent en conséquence que l’amour accompli, c’est l’oblativité8.
Réginald Blanchet
[1] Lacan J., « Note italienne », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 311. Cf. Présentation du thème du Congrès de la NLS 2025 par Patricia Bosquin-Caroz, Les amours douloureuses, disponible en ligne.
[2] Voir sa réponse à la question « Pourquoi faut-il rendre l’amour plus digne », émission « Réinventer la passe » diffusée le 25/06/2023 sur Lacan Web TV. Miller J.-A., « Réinventer la passe », Lacan Web TV, 25 juin 2023, disponible en ligne.
[3] Lacan J., « Conclusions du IXe Congrès de l’École freudienne de Paris », La Cause du désir, n°103, 2019, p. 23.
[4] Lacan J., « Note italienne », op. cit., p. 311.
[5] Cf. Lacan J., Je parle aux murs, Paris, Seuil, 2011, p. 112.
[6] Lacan a maintes fois réitéré sa critique acerbe des positions de Sacha Nacht et de Maurice Bouvet.
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 65.
[8] Cf. ibid.