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Orientation, L'Hebdo-Blog 154

Sur un Witz de Marcel Duchamp

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Sur un Witz de Marcel Duchamp.
Bernar Venet – D’un paradigme à l’autre

« L’interprétation, ça doit toujours être […] le readymade, de Marcel Duchamp »[1] décrète Lacan dans « La Troisième ». Il fait référence à une intervention faite la veille par René Tostain au Congrès de l’EFP, où celui-ci présentait le ready-made comme coupure dans la représentation, « rupture irréparable […] instaurée dans le visible » en opérant un vide de sens usuel et esthétique [2].

Le 14 octobre 2018, j’étais invitée par nos collègues de Nice [3] pour une rencontre exceptionnelle au MAMAC [4] avec le sculpteur français Bernar Venet, figure éminente de l’art conceptuel, assez peu connu en France car il vit à New York.

Il s’agissait d’une rétrospective de la première partie de son œuvre, les années 1966-1976 dites « années conceptuelles » : une œuvre composée quasi exclusivement de diagrammes mathématiques.

Le geste de Venet consistait dans ces années-là à gommer toute expression de l’artiste et à rendre impossible toute interprétation de l’œuvre, sa seule lecture autorisée étant de type dénotatif. Le jeune artiste était alors fortement influencé par les linguistiques de cette époque, à la recherche d’un savoir univoque, non métaphorique, sur ce qui se dit.

« Je propose un système autoréférentiel maximal, celui que seule une équation mathématique peut contenir » : tel était alors le postulat de B. Venet, qui voulait atteindre un « degré zéro » du style et imposer la monosémie dans l’art.

Il a 20 ans, il part vivre à New York, rencontre Duchamp, qui a alors plus de 80 ans.

Avec une audace, une insolence incroyable, il démontre à l’inventeur du ready-made dans une argumentation bétonnée, combien son geste artistique est beaucoup plus radical que le sien.

Bref : si son œuvre n’avait « rien à dire », lui était intarissable sur ce que son œuvre avait de génial et de radicalement novateur.

Très attentif au long exposé du jeune homme, Duchamp ne dit rien, puis se lève et écrit sur un coin de journal posé sur la table la phrase suivante : « LA VENTE DE VENT EST L’EVENT DE VENET ».

B. Venet rapporte qu’ils avaient alors éclaté de rire tous les deux, grâce à ce jeu de mots improvisé sur son nom : « Trois fois les lettres ENVET dans des ordres différents en une phrase aussi courte ! ».

Venet ne reverra plus jamais Duchamp qui mourra l’année suivante. Mais 50 ans après il évoque cette rencontre avec beaucoup d’émotion, comme « un moment de sidération ».

Est-ce l’effet de cette interprétation witzienne de Duchamp qui poussa le jeune homme à interrompre toute activité artistique pendant 4 ans ? Il faut dire qu’il était arrivé au bout de son geste et n’avait plus rien… à dire.

B. Venet se remettra à créer, mais en changeant complètement de paradigme, prenant cette fois le concept de « ligne indéterminée » comme support à ses créations.

À partir des années 1980 il réalise des installations monumentales en acier Corten, dans des espaces publics, un peu partout dans le monde.

Il fait varier à l’infini ces grandes figures métalliques qui se présentent comme autant de « combinaisons aléatoires de lignes indéterminées », sortes de circonvolutions à géométrie variable, enserrant un vide.

L’improvisation semble régir ces lignes indéterminées, dégageant une impression de légèreté, comme si la ligne pouvait être prolongée dans son mouvement, ou même qu’elle se donnait à elle-même son propre mouvement.

Loin d’une vocation à s’intégrer dans un espace donné, les sculptures métalliques de Venet semblent organiser autrement cet espace, par un effet de trou, telle la fonction witzienne de l’interprétation borroméenne présentée par Lacan dans « La Troisième » !

[1] Lacan J., « La Troisième », La Cause freudienne, n°79, Paris, Navarin, octobre 2011, p. 24

[2] Tostain R., « Ready-made et objet a », Lettres de l’École freudienne, n°16, novembre 1975, p. 73.

[3] Armelle Gaydon, membre de l’ECF, est responsable de l’activité « Art & psychanalyse » pour l’ACF-ECA.

[4] Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain.

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