
La Vie anecdotique d’Yves Depelsenaire
Yves Depelsenaire vient de publier un nouveau livre, au titre intriguant, La vie anecdotique.[1] Sans qu’il s’en aperçoive vraiment, le lecteur est emmené en un étrange pays au charme entêtant qui n’est pas seulement la Belgique. C’est la Belgique, c’est Bruxelles, plus autre chose qui touche à l’indéfinissable.
On gagne déjà à être attentif au titre inspiré d’Apollinaire – la vie anecdotique et non une vie – dans lequel il est permis d’entendre que l’auteur parle d’une vie qui n’est pas seulement la sienne, mais celle du plus grand nombre, peut-être celle de tous au sens où tout le monde délire ? Cette vie est dite anecdotique, c’est-à-dire la plus passionnante qui soit, puisque sous une apparence futile, elle n’est faite que de choses inédites – vertu qu’elle doit à son étymologie grecque, anekdota. Comme l’indique Voltaire qui fait de l’anecdote « un champ resserré où l’on glane après la vaste moisson de l’histoire », notre ami Depelsenaire s’est fait anecdotomane en guise de loisir, d’otium cum dignitate, soit de repos mais bien mérité. C’est l’analyste lessivé de la fin de journée qui laisse aller et venir ses pensées, (c’est son tour), et nous débarrasse ainsi des nôtres pour peu que l’on se laisse tenter par sa lecture. L’auteur sait ce que penser veut dire, soit souffrir sous le bât du fardeau de la pensée. Cela le rapprocherait-il, lui et nous avec lui, de ce sympathique quadrupède qu’est l’âne ? Sans doute et tant mieux ! Lacan n’a-t-il pas appelé le magazine freudien des années 1980 L’âne en référence notamment au bonnet d’âne qui était l’attribut du fou au Moyen Age ? Ce même fou, qui à la cour était le tenant-lieu de la vérité ?
C’est dire que la vie anecdotique se mérite et ne s’attrape pas n’importe comment. Il faut y mettre les formes, qui sont ici celles du blog, un avatar électronique du journal. Qu’y trouve-t-on ? Des choses d’autant plus inédites qu’elles sont disparates comme les pensées de l’auteur, donc de nombreuses perles. Savez-vous que Gaston Lagaffe, fou s’il en est mais d’une cour de BD, celle du journal Spirou, est parent du célèbre Bartleby de Melville et surtout du non moins célèbre cousin Gaston de la pêche à la baleine de Jacques Prévert ? – Et alors direz-vous ? Mais oui, le cousin Gaston est celui qui assiste au meurtre du père (« transpercé de père en part ») par la baleine que celui-ci venait de pêcher… référence indispensable aux nombreux spécialistes de la « Question préliminaire ».[2] Bref Gaston Lagaffe est plus réel qu’on ne le pense et nous pourrons le lire en alternance avec Lacan. Savez-vous que le tennisman suisse Wavrinka s’est fait tatouer la devise de Beckett Try again. Fail again. Fail better sur son avant-bras après sa victoire à Roland-Garros en 2015 ? – Et alors ? Mais oui, cette devise est aussi un peu la nôtre puisque nous sommes les virtuoses du ratage de la bonne façon, du moins quand nous sommes en forme, ce qui est très variable. De plus le tennis n’est-il pas un des seuls sports dont Lacan parle pour dire que la trame de ce jeu est formée des impasses inconscientes du joueur ? [3] Bref, nous jouons tous un peu au tennis sans le savoir, et felix culpa, nous pourrons lire Gaston et Lacan de travers. Mais quand vous saurez que l’auteur est le fils de Sainte Marguerite, non pas celle d’Antioche qui mourut en martyr au IV siècle pour avoir résisté aux avances du gouverneur romain Olibrius, mais celle de Charleroi qui bien plus tard s’appela Marguerite Saintes, vous ne demanderez plus Et alors ? parce que vous verrez se dessiner la trajectoire d’un cas, ce qui est notre lot à tous.
Et que trouve-t-on encore ? Des considérations parfois étonnantes sur la peinture, la musique, un texte de Jean-Luc Plouvier sur les rapports de la voix comme objet perdu avec le bel canto, la guerre inévitable et permanente puisqu’elle est le meurtre de la chose, la Belgique mais vue avec Montesquieu : Comment peut-on être belge ? … Et puis surtout ce que nous pourrons écrire de nos propres pensées, d’abord endormies, puis énervées par Depelsenaire le bien nommé. Nos pensées sont nos catins !
[1] Depelsenaire, Y., La vie anecdotique. Carnets d’un blogueur épisodique. Bruxelles, La Lettre volée, 2018.
[2] Lacan, J. ? « Question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 581.
[3] Lacan, J., Le Séminaire, Livre VI, Le désir et son interprétation (1958-1959), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2013, p. 187.
Articles associés
-
La jouissance féminine : une orientation vers le réel10 novembre 2019 Par Mathieu Siriot
-
Le sein13 octobre 2019 Par Yves Daemers
-
Lire Lacan au XXIe siècle29 septembre 2019 Par René Fiori
-
Que savent les enfants ? Questions et réponses au CPCT22 septembre 2019 Par Lilia Mahjoub
-
À la hauteur du sujet22 septembre 2019 Par Entretien du CPCT-Paris avec Hélène Bonnaud