Edito : « Un coin d’acier »

 

 

En rédigeant L’Enfance dun chef [1], Jean Paul Sartre brosse à grands traits caustiques les tentatives d’un jeune homme qui cherche à se forger un caractère inébranlable. Lucien, fils d’un industriel parisien, est animé par la volonté de se fabriquer une identité. Il erre, cherchant vainement à définir qui il est, jusqu’à ce qu’il se fixe sur cet objet de haine que deviennent pour lui les Juifs. Désormais, il n’est plus ce jeune homme aux contours flous à lui-même, il pourra exercer son « droit à commander » [2], être un chef. Fort de cette conviction, Lucien devient ce personnage qui va s’enfoncer « comme un coin d’acier » dans « la foule molle » [3].

Lucien trouve une consistance en « faisant équivaloir l’être et le dit » [4]. Cette modalité assertive a presque pour lui valeur d’un auto-engendrement, d’une nouvelle naissance : « l’antisémitisme de Lucien était […] impitoyable et pur […] “Ça, pensa-t-il, c’est… c’est sacré !” » [5]. Sartre écrit et situe ce roman d’apprentissage à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, en 1938, ce qui en accentue le halo macabre.

Cependant, les Réponses à des étudiants en philosophie sur lobjet de la psychanalyse [6], faites par Lacan en 1966, éclairent ce texte plus finement que cette lecture « profane » imprégnée d’un goût premier pour la philosophie. Ne retenir de ce roman d’apprentissage que la bascule d’un individu passant de l’errance à la certitude – advenue lorsqu’il se forge une identité de « chef » – négligerait l’éclairage du psychanalyste sur ce « danger du ravalement du sujet au moi » [7]. Cette « erreur initiale dans la philosophie » [8], apparue « dès que Freud a produit l’inconscience sur […] “l’autre scène” », n’a selon Lacan « d’autre fonction que de suturer cette béance du sujet » [9], qu’il appelle refente.

« Cette refente, c’est proprement ce dont la psychanalyse nous donne l’expérience quotidienne. J’ai l’angoisse de la castration en même temps que je la tiens pour impossible. Tel est l’exemple cru dont Freud illustre cette refente, reproduite à tous les niveaux de la structure subjective. » [10] Lacan tient cette refente « comme le premier jet du refoulement originel. » [11] Dans son dernier enseignement, il fait retour sur ce que Freud avait appelé le refoulement originaire. « Lacan finira par dire que ce que Freud appelait Urverdrängt, “refoulement originaire”, est en fait une béance » [12].

Lucien « coin d’acier » pourrait illustrer une version de cette résorption d’un être dans ce qu’il dit après avoir évacué l’extimité de sa jouissance. Sa fascination pour l’imaginaire du commandement le rappelle à nous comme personnage actuel. Une modalité extrême de la certitude assertive peut se loger dans un projet d’effacement d’évènements de l’Histoire, revendiquant que ce qui a été n’a pas été. L’ombilic du refoulement originaire et la béance qui en dépend n’auraient alors pas eu la même opérativité pour ces sujets.

À l’opposé de ce rejet de l’autre dont se fonde Lucien – il refuse de serrer la main d’un autre jeune homme parce que juif –, la psychanalyse est une expérience dont le pivot est le transfert. Le souffrant qui éprouve sa béance originaire peut être pris par cette expérience dont le ressort est de la même étoffe que l’amour. On aime celle ou celui qui recèle une réponse à notre question : « Qui suis-je ? ».

Philippe Giovanelli

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[1] Sartre J.-P., L’Enfance d’un chef, Paris Gallimard, Folio, 2003.

[2] Ibid., p. 126.

[3] Ibid., p. 122.

[4] Cf. Aflalo A., intervention à la « Soirée vers les J52, animée par les directeurs des journées », le 5 octobre 2022, en visioconférence.

[5] Sartre J.-P., op. cit., p. 124.

[6] Lacan J., « Réponses à des étudiants en philosophie sur l’objet de la psychanalyse », Autres écrits, Seuil, Paris, p. 203-211.

[7] Ibid., p. 205.

[8] Ibid., p. 204.

[9] Ibid.

[10] Ibid.

[11] Ibid.

[12] De Georges Ph., Lacan ultime, Enseignements ouverts, école de la Cause freudienne, 2019-2020, inédit.